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partager avec lui toute une moisson de quolibets outrageans, de sifflets ignominieux, couvrir la retraite de Drawcansir conspué, dépenaillé, honni,… « quelque sot !… » comme on disait alors. Et Rochester, qui n’était ni sot, ni désireux de le paraître, rompit brusquement une alliance dont il risquait d’être la dupe. Peut-être après tout n’obéit-il qu’à un caprice. Quoi qu’il en soit, la rupture fut prompte, décisive ; On prétend que la célèbre, Nell Gwynn, alors maîtresse de Rochester, s’entremit, conciliatrice reconnaissante, pour maintenir de bons rapports entre lui et Dryden, à qui elle devait, entre autres rôles, celui qui lui avait valu la faveur royale. L’historiette peut être vraie, moins le détail que nous avons souligné. L’intimité de Rochester et de Nell-Gwynn remonte au temps où celle-ci vivait un peu sur le commun, nonobstant la protection de Buckhurst, c’est-à-dire vers les années 1667-1668. Or la brouille dont nous nous occupons se manifesta en 1673 ; Nell-Gwynn était en pleine faveur, et depuis plus de quatre ans. Deux ans après, elle allait « prêter serment » comme dame du cabinet de la reine Catherine de Bragance ; ceci soit dit sans y attacher autrement d’importance, sans vouloir faire abus du grand art de « vérifier les dates. »

Dryden, abandonné par Rochester, dut se rabattre sur ses autres patrons. Le plus fidèle et le plus actif de tous paraît avoir été Clifford, l’un des membres du ministère dit la cabale. À côté de Clifford, il y avait encore Sheffield, alors comte de Mulgrave, et qui fut depuis duc de Buckinghamshire, lequel se mêlait aussi de belles-lettres. Entre Rochester et ce dernier existait une rivalité de longue date, qui s’était singulièrement aggravée à la suite d’un duel malheureux, où Rochester, oubliant sa jeunesse chevaleresque, avait voulu mettre en pratique le cynisme dont il se targuait hautement. Il ne manque à tous les hommes, — avait-il dit un jour dans un accès de misanthropie, — qu’un peu de courage pour être lâches, et, mis au pied du mur par Sheffield, il avait voulu faire montre de cette sorte d’intrépidité[1]. Ceci lui réussit mal, et nous n’en sommes nullement

  1. Voici le récit que Sheffield lui-même, dans ses mémoires, a laissé de cette curieuse aventure. Nous l’abrégeons quelque peu :
    « Un mauvais propos de lord Rochester ayant circulé sur mon compte, je lui dépêchai le colonel Aston, un de mes plus chauds amis, pour lui en demander raison. Il nia les paroles qui lui étaient attribuées, et, par le fait, je pus me convaincre qu’il ne les avait jamais prononcées ; mais le simple fait de cette publicité, même mensongère, m’obligeait, dans mes folles idées d’alors, à pousser jusqu’au bout la querelle. Il fut donc convenu que nous nous battrions le lendemain et à cheval, ce qui n’était guère l’usage en Angleterre ; mais Rochester l’avait ainsi voulu, et le choix des armes lui appartenait… Le matin, nous nous rencontrâmes, lui et moi, au lieu convenu. Seulement, en place de James Porter, qu’il m’avait annonce pour second, il avait amené une manière de soldat aux gardes, parfaitement inconnu. M. Aston se trouva d’autant plus en droit de refuser un si singulier adversaire, que cet homme était admirablement monté, tandis que nous étions sur deux chevaux d’amble. D’après cela, il fut convenu que l’on se battrait à pied. Cependant, comme nous trottions vers un champ voisin pour y vider l’affaire, lord Rochester me dit que « son motif, en demandant à combattre à cheval, était l’état de faiblesse où l’avait laissé une maladie dont il sortait à peine, état tel qu’il ne pouvait, pour l’heure, se battre en aucune façon, et surtout à pied. »… J’en tombai de mon haut, parce qu’à cette époque personne, en fait de bravoure, n’avait une meilleure réputation que mon adversaire. Ma colère d’ailleurs étant fort atténuée depuis que je ne le regardais plus comme l’auteur du mauvais propos tenu sur mon compte, je pris simplement la liberté de lui remontrer combien il serait ridicule à nous de rentrer en ville sans avoir dégainé. Je l’avertissais donc, — plus pour lui que pour moi, — des conséquences fâcheuses, qu’aurait sans nul doute une telle démarche, ajoutant que je serais contraint, pour en décliner la responsabilité, d’exposer à ce sujet la vérité tout entière. — Sa réponse fut qu’il demeurerait volontiers responsable de tout. — Il espérait bien, ajouta-t-il, que je ne désirais nullement avoir affaire à un homme aussi affaibli qu’il l’était. — Je répliquai qu’en effet cet argument me liait les mains, à la condition toutefois que nos témoins, dûment appelés, seraient mis au courant de toute l’affaire. Il y consentit, et nous nous séparâmes ainsi. Rentrant à Londres après une absence si prolongée, nous trouvâmes la ville pleine de rumeurs relatives à notre querelle, et M. Aston se vit obligé de dresser un rapport complet de ce qui venait de se passer, afin que personne n’ignorât les motifs pour lesquels le combat n’avait point eu lieu. Ce compte-rendu, dont lord Rochester ne put rien contredire, et auquel il parut tout à fait indifférent, ruina de fond en comble sa réputation de courage (j’aurais préféré ne pas en être l’occasion), encore que, pour l’esprit, personne n’en ait gardé une plus brillante. Celle-ci l’aida fort à se soutenir dans le monde, nonobstant quelques aventures du même genre qui ne manquent jamais de survenir l’une après l’autre, quand une fois le public a mis en doute la bravoure de quelqu’un. »