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que M. Borrow continue depuis tant d’années. Est-elle à jamais terminée, ou son prochain livre nous conduira-t-il dans l’Inde, vers laquelle Lavengro a l’air d’aspirer ? Peu importe : inachevés, incomplets, fragmentaires, ces livres peuvent se passer de conclusion, car ils ont une valeur intrinsèque, et chacune de leurs pages porte l’empreinte de la réalité. Le critique qui rend compte d’un livre de M. Borrow est à peu près dans la situation du critique qui aurait eu successivement à rendre compte des diverses parties de Gil Blas à mesure qu’elles se publiaient. L’œuvre est incomplète, mais chaque partie est excellente, et peut être appréciée isolément. M. Borrow a ressuscité un genre littéraire inconnu depuis longtemps, et il l’a ressuscité non pas artificiellement, comme on ressuscite telle forme rhythmique ou comme on remet à la mode le rondeau ou le sonnet, mais naturellement, et comme étant le seul cadre convenable où pussent se ranger les observations et les acteurs de sa vie errante. Pour un esprit sain et judicieux, l’observation de la vie populaire, surtout l’observation de la vie vagabonde et des mœurs équivoques, entraînera toujours nécessairement la forme du roman picaresque. Les machines mélodramatiques, les romans à grands ressorts, dans lesquels on a essayé, de nos jours, de nous présenter certains tableaux de la vie populaire, suffisent, par l’extravagance de leur forme, à démontrer que l’auteur ne connaît rien de ce qu’il prétend décrire. M. Borrow n’a pas adopté cette forme de parti pris, car aucune de ses pages ne trahit cette préoccupation. Il l’a retrouvée d’instinct, par le seul fait qu’il avait à exprimer des sentimens d’une certaine nature ; il l’a retrouvée par la même raison qui la fit inventer jadis à Cervantes et à Mendoça, c’est-à-dire en vertu de cette nécessité qui fait trouver à l’esprit la forme naturelle à ses conceptions. Seulement il faut, pour cela, que l’esprit ne soit pas faussé par l’ambition et préoccupé du désir du succès. C’est ainsi que M. Borrow est devenu, sans y songer, en quelque sorte le Quevedo et le Mendoça de l’Angleterre contemporaine.


EMILE MONTEGUT.