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semble empreint d’une certaine beauté ? Serait-il donc vrai, ainsi que l’affirment certains philosophes modernes, que le bien et le mal sont une seule et même chose, et qu’il y a dans tout vice le germe d’une vertu ?

Cependant, au bout de quelque temps, Lavengro éprouva le besoin de changer de société et de reprendre sa vie errante. La vallée dans laquelle il a dressé sa tente n’a plus aucun charme pour lui. Isopel, la belle géante, est partie secrètement, en lui laissant une lettre à demi affable, à demi ironique. Au fait, il l’ennuyait un peu avec ses recherches philologiques, et il mettait trop d’ardeur à lui apprendre l’arménien ! Délivré de ses rêves de mariage et de vie sédentaire, Lavengro va de nouveau courir le monde. Sa bourse est plate, il est vrai, et il n’a ni monture ni chariot ; mais le généreux M. Petulengro lui a offert d’acheter pour lui un beau cheval qui se trouve en dépôt chez un cabaretier du voisinage. Ce cabaretier est, par parenthèse, un type assez original pour mériter une mention spéciale. Jadis son cabaret prospérait, mais depuis que l’homme noir parcourt les environs, il marche à grands pas vers sa ruine. Le pauvre homme s’est laissé convertir, et maintenant qu’il ne songe plus qu’au salut de son âme, il est la dupe du premier venu. Ses yeux sont hagards, et ses joues creuses et livides. « Avez-vous changé de religion, lui dis-je, ou bien l’homme noir vous a-t-il commandé le jeûne ? — Je n’ai pas encore changé, dit le cabaretier avec une sorte de frisson ; mais je dois me convertir publiquement dans une quinzaine, et cette idée, je puis vous l’avouer, absorbe toutes mes facultés. En outre, le bruit s’en est répandu, et tout le monde se moque de moi, et, ce qui est pis, ils viennent tous boivent ma bière et s’en vont sans payer. Je suis comme ensorcelé, je n’ose rien réclamer. Dieu damne l’homme noir ! puisse-je ne l’avoir jamais vu ! Le brasseur jure que si je ne lui paie pas cinquante livres dans la quinzaine, il fera saisir tout ce que je possède. Ma pauvre nièce pleure dans la chambre d’en haut, et moi il me prend quelquefois envie d’aller dans l’étable et de me pendre. » Lavengro, en bon anglican et en bon Anglais, lui conseille deux remèdes que le cabaretier promet d’employer : le premier, de ne pas changer de religion, et le second, de se servir de ses poings contre ceux qui ne le paient pas. Quelque temps après, Lavengro va lui rendre une nouvelle visite. Miracle ! le cabaret est rempli : le gin et l’ale coulent à flots, et tout le monde paie argent comptant. Les habitués sont pleins de politesse et d’obséquiosités, et le cabaretier les malmène avec l’arrogance d’un planteur ou d’un officier russe. La fortune subite de ce pauvre diable est en miniature une image de la lâcheté et de l’admiration qu’inspirent aux hommes le succès et la force. Depuis qu’il a convenablement