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— Je dis que s’il continue je vais lui casser son verre contre les dents.

— Quelle énergie magnifique ! Me casser mon verre contre les dents ! Je suis de plus en plus convaincu qu’elle ferait une superbe dame abbesse. Peste ! comme elle gouvernerait sa communauté ! Madame est tout à fait la personne qu’il faudrait pour terrasser Satan, s’il s’avisait de troubler le repos de son couvent et d’y faire des visites trop fréquentes. Mille pardons, madame, tout cela est pure plaisanterie… Mais si madame ne veut pas être abbesse, peut-être consentirait-elle à suivre ce jeune zingaro, lorsqu’il nous sera affilié. Quant à vous, mon jeune ami, la fortune vous sourit, ne la dédaignez pas. Le vent enfle nos voiles, tous les partis nous soutiennent. D’ici à quelque temps, l’hérésie n’aura plus aucun crédit, les radicaux eux-mêmes nous appuient, en haine de l’église établie, quoique notre système soit dix fois moins libéral que votre église. La rage de ce qui est étranger nous fait aussi grand bien ; on nous aime comme on aime les danseuses espagnoles et les modes françaises. Et puis Walter Scott nous a été bien utile… Venez avec nous. Si vous saviez d’ailleurs comme l’église romaine est tolérante : tout ce qu’elle demande, c’est qu’on la serve. À cette condition, elle permet qu’on l’insulte et ne se fâche pas des plaisanteries un peu trop fortes. Elle ne se fâchait pas quand les miquelets du duc d’Albe, grands exterminateurs d’hérétiques, l’appelaient…

Je m’arrête, car la conversation devient trop vive pour être reproduite. Ces hérétiques ne respectent rien. Nous laissons naturellement à M. Borrow la responsabilité de ses paroles. Tout le début du Romany Rye est un vrai pamphlet anti-catholique, vif, violent, cynique, un pamphlet comme on n’en fait plus depuis le XVIe siècle, et comme peut en faire seulement un homme habitué à toutes les hardiesses du langage et à toutes les franchises de la nature.

Après le départ de l’homme noir arrive une visite des bohémiens du campement voisin : le judicieux M. Gaspard Petulengro, le plus habile menteur de la race romany, bon camarade au demeurant ; le beau Tawno Chikno, l’Apollon des gypsies, passé maître dans l’art de l’équitation, et leurs épouses légitimes, mistress Petulengro, femme aux paroles mielleuses et aux gestes caressans, et mistress Chikno, laide, acariâtre, infirme, jalouse, et prude par-dessus le marché. Hélas ! même chez les bohémiens existent les tortures des sentimens civilisés et les vicissitudes de la destinée. Mistress Chikno est tourmentée par deux sentimens qu’on ne croirait pas précisément caractéristiques de la nature des zingari, la haine du concubinage et la jalousie. Dès son arrivée, elle regarde avec défiance Lavengro et Isopel. — Tout ce qui reluit n’est pas or, dit-elle. Est-