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que j’avais des sentimens religieux antipapistes ; j’ai colporté des bibles, parce que j’étais curieux de voir et de savoir. Puisque l’anglican, le curieux et le voyageur se soutiennent mutuellement en moi, pourquoi les séparer ? Le seul moyen de faire un livre original, c’est d’exprimer la réalité complexe de mon caractère et de ma vie. Me voici donc tel que je suis, George Borrow, colporteur de bibles, honnête vagabond, missionnaire au service de l’église anglicane, ami des gypsies, gypsy moi-même, savant dans le langage erse et romany, curieux de la langue et de la littérature arméniennes, des poèmes celtiques et des contes populaires de tout pays. » Haine du papisme, philologie, curiosités littéraires, amour de la vie errante, se croisent et s’entrecroisent dans ses livres, comme les arabesques capricieuses d’une étoffe bariolée, et cet amalgame de qualités contraires, habilement ; fondues dans un récit fantasque, leur communique à la fois tout l’attrait d’un roman et tout l’intérêt d’une dissertation ingénieuse sur quelque point historique piquant.

Ce calcul de ses forces, cet examen préalable de ses facultés constituent non-seulement chez un écrivain l’honnêteté, mais la véritable habileté littéraire. Rien n’est malhonnête comme de viser à de grandes choses qu’on est à peu près sûr de manquer, lorsqu’il est en notre pouvoir de réussir dans des choses moyennes et modestes. Cette ambition est qualifiée de noble et d’élevée dans le monde littéraire, et elle est encouragée par tous les pédans. Viser toujours au grand est le mot d’ordre d’une certaine école critique, qui heureusement a plus d’autorité officielle qu’elle n’a d’influence réelle sur la direction du talent. Viser au grand ! c’est viser au parfait qu’il faudrait dire. Voyez-vous Martial abandonnant les courtes épigrammes qu’il réussit admirablement pour tenter une Enéide qu’il est sûr d’avance de manquer, et Téniers renonçant à ses magots et à ses fumeurs pour peindre des madones ! Cette ambition, si sottement encouragée et qui a produit tant de livres ineptes, n’est pas seulement malhonnête ; elle est inhabile au premier chef, car elle n’est jamais couronnée de succès. La nature, qui n’est pas pédantesque, n’encourage pas les violences qui lui sont faites. Ne faire que ce qu’on est capable de bien faire, ne dire que ce qu’on a vu et senti, c’est la plus sûre condition de réussir. En suivant cette règle de conduite, vous n’avez même pas besoin de génie pour enfanter une œuvre originale, car être vrai, c’est être original. Bosswell n’était pas un homme de génie, non plus que l’abbé Prévost, non plus que le bon Goldsmith lui-même, et cependant ils nous ont laissé trois chefs-d’œuvre. M. George Borrow n’est pas un homme de génie ; ses vues sont incohérentes et assez étroites ; il est rempli de préjugés ; ses passions les plus sérieuses tournent involontairement à la bouffonnerie ;