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sur le protestantisme et l’église de Rome, à quelque système plausible de philologie comparée, ou enfin à quelque roman à grands épisodes, où il aurait transformé ses bohémiens, ses fripons et ses types populaires. Il est probable alors que le traité politique eût été plein de préjugés anglicans, que le système philologique eût présenté nombre de côtés faibles, et que le roman serait allé dormir dans la poussière et l’oubli mérité des circulating libraries. Il a été mieux inspiré : il a raconté simplement ce qu’il avait vu, pensé, senti. Il n’a pas fait de système philologique, il a émis des conjectures, des insinuations, si nous pouvons nous exprimer ainsi ; il a établi des rapprochemens ingénieux et poétiques. Au lieu de présenter ses préjugés anglicans sous une forme dogmatique, il nous les a donnés pour ce qu’ils sont, des répugnances de sa nature à l’endroit de l’église romaine. Des préjugés sont insupportables dans une œuvre abstraite, mais ils n’ont rien de blessant lorsqu’ils se présentent comme faisant partie d’une nature humaine, vivante et agissante, qui a ses convictions et ses répugnances particulières, dont le spectacle est toujours intéressant.

Quant aux personnages que M. Borrow met en scène, il n’en est pas un seul qui n’eût pu facilement être exagéré et transformé en héros de roman. L’auteur n’a pas voulu gâter et fausser ce qu’il avait vu. D’un crayon net, rapide et sûr, il a esquissé une foule de physionomies dont il a pris soin de marquer minutieusement le trait principal. Il semble qu’avant de se mettre à l’œuvre, il ait calculé ses forces, déterminé rigoureusement ses aptitudes spéciales, et qu’il se soit tenu ce petit discours préalable : « Il y a trois hommes en moi, un anglican décidé, un érudit curieux, un observateur. L’église de Rome m’inspire une horreur que je voudrais faire partager à mes compatriotes, mais ma voix aura-t-elle assez d’autorité pour se faire écouter ? Quelle autorité peut avoir la parole d’un missionnaire qui a distribué des bibles en Espagne, autant par curiosité que par dévouement ? J’ai le goût de toutes les belles choses poétiques, depuis les chants celtiques jusqu’aux ballades des zingari ; mais ce goût est-il suffisant pour me constituer en professeur de philologie et d’esthétique, et n’est-il pas intimement uni d’ailleurs à mon amour des aventures et de la vie errante ? Je n’ai si bien senti cette littérature populaire et primitive que par une longue fréquentation du peuple, et parce que j’ai surpris sur le vif ces sentimens humains primitifs. Je ne peux pas plus séparer dans un livre mes aptitudes spéciales qu’elles n’ont été séparées dans ma vie : elles se soutiennent l’une l’autre ; mes sentimens religieux ont été le prétexte de ma vie errante, qui a été à son tour le moyen de satisfaire ma curiosité scientifique. J’ai connu les bohémiens et les muletiers espagnols, parce