Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus modeste et plus honnête, il n’a décrit que ce qu’il avait vu, et grâce à cette honnêteté modeste, il a écrit un livre intéressant, un livre qui a la saveur du vrai. L’auteur ne me présente pas un large tableau de la société, et je lui suis reconnaissant de ne pas avoir eu cette ambition, qui ne doit appartenir qu’aux très grands génies ; en revanche, il m’a fait pénétrer dans quelque carrefour inconnu de cette société, ou dans quelque impasse jusqu’alors dédaignée. S’il a pénétré tous les mystères de ce carrefour, s’il en a pour ainsi dire épuisé la vie, pour la concentrer dans les pages qu’il me présente, je ne lui demande rien de plus. La littérature anglaise contemporaine est pleine de tels livres, qui sont d’autant plus intéressans qu’ils ne visent pas au grand art. Quand je lis certains livres français modernes qui ont la prétention d’exprimer des sentimens très élevés et des passions idéales, il me semble voir un lustre magnifique garni d’innombrables bougies dont aucune n’est allumée. Les Anglais n’ont très souvent qu’une vulgaire lanterne d’écurie, voire une lanterne sourde ; mais cette lanterne a le privilège d’être allumée. Oh ! les œuvres à proportions classiques et majestueuses, les prétentions au grand art, les aspirations affectées, qui nous en délivrera ? Grâce à cette ambition niaise, la tâche du lecteur français intelligent se trouve très simplifiée, car il n’y a plus que les œuvres hors ligne, les chefs-d’œuvre qui comptent, et qui valent la peine d’être lus. Les auteurs secondaires n’existent point. Pâles imitateurs, ils n’ont à dire ou à reproduire rien de particulier ; ils n’ont aucun sentiment original de la vie, si petit qu’il soit.

Les auteurs secondaires existent au contraire dans la Grande-Bretagne, et ont presque toujours un droit à être comptés. Bien pédant serait celui qui les dédaignerait, sous prétexte que leurs œuvres roulent sur un sujet trop mesquin, car ces auteurs secondaires ont donné à la littérature anglaise quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Cet attachement au vrai, à la réalité, fait encore, aujourd’hui comme autrefois, le caractère de la littérature anglaise ; il lui permet, même en l’absence de grands génies, d’enfanter des œuvres remarquables, et, au milieu de la défaillance intellectuelle générale, lui conserve un mouvement, une animation, une saveur, qui manquent aux autres littératures contemporaines. Il est donc possible que l’Angleterre baisse, comme le dit Emerson ; mais c’est encore le dernier pays dans lequel on écrive chaque année un nombre raisonnable de livres originaux et intéressans.

George Borrow est la preuve vivante de l’intérêt que ne manque jamais d’éveiller le sentiment de la réalité. Avec son expérience, son savoir philologique, sa vie aventureuse, il aurait pu, lui aussi, avoir de grandes prétentions, donner naissance à quelque traité sérieux