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retour sur le passé, puissent s’écrier comme lui : « J’ai été trop heureux ! » Et cependant cet aveu, qui semble un démenti donné aux misères de notre nature et à l’expérience de tous les hommes, lord Cockburn aurait pu le répéter en 1852, lorsque, dans ce même paradis de Bonaly, il écrivait la vie de son ami lord Jeffrey, qu’il devait bientôt rejoindre dans la tombe. À ne juger que d’après les idées communes, la seconde partie de sa carrière devait même être plus heureuse encore que la première. Quels étaient en 1825 les élémens de ce bonheur dont il appréhendait la fin ? Le charme de la vie de famille avec une femme aimée et de beaux et vigoureux enfans, les succès de l’avocat arrivé à la réputation et à l’aisance, les jouissances du lettré qui, dans les belles journées d’été, gravissait une cime du Pentland pour aller dans une crevasse de rocher, son siège favori, relire à huit cents pieds au-dessus de la mer, en face d’un des sites les plus pittoresques de l’Ecosse, les Histoires de Tacite ou quelques chants de Virgile. L’homme privé n’avait point de souhaits à former, mais aucun des vœux de l’homme public n’était satisfait. C’était là le complément de bonheur que l’avenir lui réservait. Les opinions politiques auxquelles il avait sacrifié la perspective brillante que lui ouvraient sa naissance et ses relations de famille allaient triompher ; les réformes qu’il n’avait cessé de réclamer dans les institutions et les lois de son pays allaient s’accomplir. Lui-même devait mettre la main à l’œuvre et attacher son nom à ces mémorables changemens : ses plus chers amis, les compagnons de ses luttes, arrivaient tous à la fois au pouvoir, comme un flot poussé par la marée qui monte. Il lui serait donné de figurer avec honneur au parlement, de parvenir ensuite à la plus haute dignité que puisse ambitionner un jurisconsulte écossais, une place à la cour suprême de son pays, et de s’éteindre sur son siège de magistrat au milieu du respect public, laissant un nom honoré et des enfans dignes de le porter. Certes c’est là une carrière digne d’envie, à laquelle rien n’a manqué, et qui semble dépasser la mesure de félicité attribuée à l’homme ici-bas. Quelle étoile propice ou quels dons du ciel assurèrent à lord Cockburn soixante-dix-huit années d’une bonne fortune qui ne se démentit point et d’une sérénité qui ne s’altéra jamais ? Peut-être, à lire ce qu’il raconte de sa vie et de celle de ses amis, ce que d’autres rapportent de lui, trouverait-on que le secret de Cockburn fut de mettre toujours l’accomplissement du devoir au-dessus des succès de l’ambition, les joies du cœur au-dessus des satisfactions de la vanité, la pratique de la vertu au-dessus de tous les plaisirs. C’est pour n’avoir jamais transigé avec sa conscience, pour s’être, toute sa vie, occupé des autres plus que de lui-même, qu’il n’a connu ni les amertumes du désappointement,