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— Je la connais, et je la déplore.

— J’en ai souffert un moment, mais vraiment ces tourmens ne sont pas les seuls ; ceux-là, il était facile de les dompter. Il en est d’autres, ajouta M. T… en se couvrant la figure de sa main gauche. Partez-vous aujourd’hui pour Paris ? reprit-il en changeant de conversation.

— Oui, monsieur, répondis-je surpris.

— Je vous écoutais hier pendant que vous parliez peinture, vous êtes un homme compétent ; on voit que vous avez beaucoup vu, beaucoup comparé ; les combinaisons de la palette vous sont connues, vous raisonnez comme un habile marchand de tableaux.

Ce dernier trait, qui pouvait passer pour une épigramme, me donna à penser que M. T… était plus fin que je ne le supposais. — Il y a autre chose dans la peinture, continua-t-il.

— Oui, il y a autre chose, m’écriai-je, sentant que nos pensées étaient à l’unisson.

— Surtout dans l’art de rendre un portrait. Il semble que l’artiste a le privilège d’évoquer notre âme, car celui qui ne s’occupe que de la ressemblance brutale n’est qu’un ouvrier plus ou moins habile ; mais tirer l’âme des milieux sensibles où elle habite, la faire rayonner autour de notre enveloppe matérielle, la fixer pour ainsi dire sur la toile à tout jamais,… ne craignez-vous pas, monsieur, qu’il y ait là un certain danger ?

— Pour le peintre ? demandai-je.

— Au contraire, l’artiste est le magicien qui, plein du contentement d’exercer sa funeste puissance, s’empare de sa proie et l’immole palpitante aux pieds de sa réputation !

Je ne pus m’empêcher de penser aux idées touffues du catalogue.

— Pourquoi, continua M. T…, les souverains confient-ils en général à des ouvriers vulgaires le soin de transmettre leurs traits à ceux qu’ils gouvernent ? Ils ont une raison secrète, croyez-le.

— Historiquement parlant, je ne puis admettre cette proposition ; d’illustres artistes ont peint des souverains, nous en avons des preuves existantes, à commencer par Holbein.

— Holbein l s’écria M. T…, c’est le plus dangereux de tous ceux que j’appelais des magiciens. Savez-vous ce qui est résulté de ses rapports entre lui et le roi d’Angleterre après l’achèvement du portrait ?

— Ces détails tout intimes ne se trouvent nulle part.

— Je les connais, s’écria M. T…

— Comment ?

— Une question encore. Vous êtes-vous fait peindre souvent ?

— Une seule fois.