plans commencés, je l’ai couché sur le papier. On verra si le personnage en valait la peine.
Comme j’étais de passage dans la petite ville de S…, on me conseilla d’aller visiter la galerie de tableaux du jeune T…, qui remplissait le pays du bruit de ses actions, — non pas qu’il choquât la société de l’endroit par des opinions en dehors des habitudes bourgeoises : au contraire il passait pour un homme très discret, dont on ne pouvait arracher une parole ; mais les rares individus qui avaient pu pénétrer dans sa galerie de tableaux en revenaient étourdis, ne sachant s’ils devaient s’en rapporter à leurs propres yeux.
La manie du jeune T… consistait à ne collectionner que des portraits d’après sa propre physionomie.
À l’époque où j’eus l’honneur de faire sa connaissance, il ne possédait pas moins de quarante-sept portraits de son individu ; mais les chroniqueurs de petites villes, portés à l’exagération, en accusaient trois ou quatre cents, et l’hôtelier qui me donna ces renseignemens ajouta qu’à l’âge de soixante ans, si M. T… continuait à marcher dans la même voie, il arriverait certainement à plusieurs milliers de portraits de tous les âges. La vérité est que le jeune T… faisait à peu près toutes les années un voyage à Paris, et qu’il rapportait chaque fois de nouveaux exemplaires de sa physionomie peinte à l’huile et richement encadrée.
Ce simple fait m’intéressa vivement. J’aurais du prendre immédiatement le chemin de fer et ne pas chercher à voir M. T… ; mais tout d’abord mille petits pourquoi supplians se jetèrent à mes pieds pour me prier de ne pas partir sans visiter cette galerie, afin d’avoir une idée nette de l’homme. Celui qui n’a pas la force de résister à ces pourquoi curieux se prépare dans la vie d’amères déceptions. Pour moi, malgré les nombreux tours qu’ils m’ont joués, je m’accuse de faiblesse à leur égard, et jamais je n’ai osé répondre un non bien accentué à ces fantasques questionneurs.
J’allai tirer timidement la sonnette du jeune T…, et après avoir été introduit, j’exposai le motif de ma visite.
M. T… était étendu nonchalamment sur un divan, et tout d’abord la chambre dans laquelle je fus reçu ne me sembla pas confirmer les propos qui circulaient dans la ville sur son compte. Le mobilier pouvait aller de pair avec d’honnêtes mobiliers de personnes aisées. Ce premier coup d’œil rapidement donné, je regardai l’homme en face. D’apparence normande par le blond roussâtre de la barbe et des cheveux, M. T… se faisait remarquer par un nez mince, bien dessiné et d’une certaine aristocratie ; ce nez, s’élançant avec un certain développement à partir de l’arcade sourcilière, portait ombre dans des orbites un peu creusées, au fond desquelles deux yeux bleus