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s’en accrurent d’autant. On franchissait toutes les barrières, on bravait tous les dangers, pour se procurer une heure de causerie avec le terrible nécroman. Rappelez-vous[1] cette bizarre escapade des deux jeunes filles d’honneur, la Price et la Jennings, quittant un soir White-Hall, déguisées en orange-girls, — se risquant sous le péristyle du théâtre, où toute la cour se trouvait ce soir-là, — cavalièrement et même brutalement accueillies par Sydney, « ce bel Adonis, » et par ce « mauvais drôle de Killegrew, » aux gestes familiers, aux propositions insolentes. Effarouchées et mises en fuite de ce côté, peu s’en fallut qu’elles ne fussent insultées avant d’avoir regagné leur voiture de louage, et elles n’y rentrèrent pas sans avoir été protégées discrètement, mais fort bien reconnues par le plus médisant des viveurs de la cour. Eh bien ! ces déconvenues, ces terreurs, ces périls, nos deux « poulettes » les avaient affrontés tout simplement pour aller chercher dans son antre de Tower-Street, et sous sa peau d’astrologue, Rochester, le renard dévorant.

Encore qu’il ait disparu bien des écrits tout autrement curieux et à coup sûr tout autrement utiles aux mœurs, on ne peut pas sans regret songer que, Rochester avait rédigé les souvenirs de cette époque de sa vie. On le regrette surtout en se rappelant ce que dit Hamilton de cet écrit introuvable :


« Parmi les ouvrages d’esprit peu sérieux, jamais il n’y en eut de si agréables et de si remplis que ceux de feu mylord Rochester ; et de tous ses ouvrages le plus ingénieux, le plus divertissant, est un détail de toutes les fortunes et les différentes aventures qui lui passèrent par les mains pendant qu’il professait la médecine et l’astrologie dans les faubourgs de Londres. »


Mais c’est assez, — peut-être est-ce trop, — nous occuper de ces exubérantes et fougueuses excentricités. Il est temps d’envisager sous un autre aspect la renommée complexe qui nous occupe, et de suivre Rochester dans ses rapports avec la littérature de son pays et de son époque. Nous y gagnerons la connaissance exacte d’un état de choses que la liberté politique a fait peu à peu disparaître. Nous y gagnerons encore d’approfondir la bizarre individualité de Rochester, les disparates de son caractère, les caprices de sa vanité, ce mélange de scepticisme et d’indignation, d’insolence et de couardise dont l’incohérence semble quelquefois systématique et comme préméditée. Nous y verrons enfin comment Rochester dut à ses défauts, tout autant qu’à ses qualités, l’influence très incontestable qu’il exerça pendant plusieurs années sur le train des choses littéraires.


E.-D. FORGUES.

  1. Mémoires de Grammont, chap. XII.