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ses plus lointains souvenirs, et s’il l’admet ainsi à sa toilette, c’est que Nan est une commère utile, une vivante gazette de Cythère, au besoin un porte-paroles assez commode. On la dédaigne, mais on s’en sert. On s’en sert pour remettre un bouquet mystérieux, pour dépister une beauté de province, savoir ce qu’elle est, d’où elle sort, où elle réside, à quelles folies on peut l’entraîner, — au besoin ce qu’elle a de dot, sans parler des espérances. Nan est donc un précieux agent, une digne petite-fille des Macette et des Célestine.

Une fois chez Dorimant, elle ne mentionnera que pour mémoire ses oranges et ses pêches. Il s’agit de bien autre chose, vraiment, et la rusée sait bien de quels fruits défendus il faut parler au jeune libertin. On entend d’ici leur dialogue, elle qui tire un à un tous les fils de la tentation, lui qui se défend, joue le dédain, et cependant veut tout savoir. « Tu dis qu’elle est jeune ? — Dix-huit ans a peine. — Et noble ? — De la meilleure noblesse. — Et riche ? — La plus riche héritière de son comté. — Gageons qu’elle est affreuse ? — Jolie comme un ange. — Et sage ? — Comme je ne l’ai jamais été. — Alors c’est un de ces oisons bridés que la province nous envoie, mal tournée, mal mise, n’ayant pas quatre paroles à dire ? — Oh ! que non pas, monseigneur ; toute provinciale qu’elle est, vous lui en remontreriez malaisément. »

Et Nan a raison. Harriet Woodvil ; la jeune fille dont il est ainsi question, et qui deviendra lady Dorimant avant que la toile ne tombe, est un délicieux échantillon des country-misses de ce temps-là ; mais la contagion l’a prise, elle aussi. Sans l’avoir vu jamais, sur le seul bruit de sa renommée, elle est assez malheureuse pour s’être affolée de Dorimant. Elle rachète ce travers, — sans doute elle l’expiera plus tard, — elle le rachète par une certaine fierté virginale, alliée en elle à beaucoup de résolution, nous dirions presque à beaucoup d’audace. Elle fait, la jeune gentlewoman du Hampshire, un heureux contraste avec les autres personnages femmes de la comédie d’Etheredge, avec tous ces types divers de la corruption de Londres. C’est la prude, la prude d’alors, sans morgue convenue, sans dédains affectés, qui ne se défend ni d’aimer, ni d’avouer qu’elle aime, mais qui, cet aveu fait, cet avantage pris sur elle, n’en reste pas moins, sinon tout à fait invincible, du moins très difficile à vaincre. Confiante en elle-même, elle n’oppose pas la surveillance maternelle, comme un bouclier, à toutes les entreprises formées pour attenter à son cœur. Elle se rit même un peu de ces grandes peurs qu’on a pour elle, de ce luxe de précautions dont on la veut entourer. Dorimant tout à l’heure, et quand il sera parvenu à se rapprocher d’elle, la trouvera toute disposée à se risquer dans ce qu’un moraliste sévère pourrait appeler un « commencement d’intrigue. »