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même que déplaire à cette classe de cliens sera chose très utile. L’invention vit de liberté. Consulter le goût public à toute heure, ne rien entreprendre sans avoir pris l’avis des acheteurs, est à mes yeux le plus sûr moyen de ne rien faire de bon. L’homme qui sent en lui-même la force de produire ne doit consulter que son goût personnel. Que plus tard, quand son œuvre est ébauchée, il interroge quelques amis assez éclairés pour savoir s’il s’est trompé, assez francs pour le dire, qu’il profite de leurs conseils et corrige ce qui d’abord l’avait séduit, c’est un parti sage ; mais qu’il invente librement : la gloire est à ce prix. Or ce qui se passe sous nos yeux ne s’accorde guère avec les conseils du bon sens, avec la nature même de l’invention. Ceux qui tiennent le ciseau, richement ou pauvrement doués, n’entreprennent rien sans songer d’abord au placement de leur œuvre future. Comme négocians, ils ont raison ; comme sculpteurs, ils ont tort. Si l’œuvre est commandée, ils sont dispensés d’un tel souci, et acceptent sans discussion la donnée qui leur est proposée. Parfois cette donnée ne s’accorde guère avec les conditions de la sculpture ; ils ne s’en inquiètent pas, et remplissent leur tâche comme ferait un tisserand. Ils semblent avoir perdu le goût de l’indépendance. Quelques-uns protestent, mais leur voix est à peine entendue. La sculpture est un art dispendieux. L’achat d’un bloc de marbre n’est pas toujours facile. Est-ce une raison pour confier au marbre payé par un juge incompétent l’expression d’une pensée qui n’est pas vraie ? Ni la terre ni le plâtre ne charment les yeux : une œuvre incomplète séduit parfois l’ignorance, quand le marbre traduit la pensée de l’auteur, je ne songe pas à le nier, et cependant la sculpture, fourvoyée par le goût public, égarée par sa docilité, ne reprendra l’importance qui lui appartient qu’à la condition d’inventer librement, sans se préoccuper du goût des spectateurs. La liberté n’enfante pas le génie, mais il n’y a pas de génie sans liberté. Si les sculpteurs l’ont oublié, ils ont bien mauvaise mémoire. Les grands hommes de leur métier n’ont écouté, n’ont exprimé que leur pensée. Depuis les époques glorieuses que je rappelle, le maniement du ciseau est soumis aux mêmes lois. Interroger le caprice des acheteurs et renoncer à l’indépendance intellectuelle, c’est confondre l’art avec l’industrie.


GUSTAVE PLANCHE.