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du cœur humain dans toute leur spontanéité, l’homme de génie a pour lui une naturelle sympathie, et s’en rapproche bien plus que des classes préoccupées de plaisirs vulgaires et d’intérêts sans grandeur.

À la vue des excès où Lamennais se laissa entraîner en poursuivant ce nouvel idéal, il est impossible de ne pas éprouver de regrets. Le prêtre sombre et fanatique se retrouva dans le démocrate. Son impétueux génie, en changeant d’objet de culte, n’avait fait que changer de haine, et il dépensa pour sa seconde foi la même passion que pour la première. Jamais homme ne posséda à un aussi haut degré la faculté d’oublier ce qu’il avait cru, et de se retrouver après une déception neuf et jeune pour une autre croyance. La préoccupation de sa pensée actuelle était telle qu’il perdait de vue celle qui l’avait non moins impérieusement dominé un peu auparavant. En présence de ces brusques changemens, des esprits plus solides que délicats ont osé poser cette question : était-il convaincu ? Oui, certes, et si l’excès était possible quand il s’agit de sincérité, je serais tenté de dire qu’il pécha par trop de conviction, puisqu’il ne sut gouverner aucun des mouvemens désordonnés de sa pensée. La foi naissait chez lui comme une obsession qui s’imposait à lui violemment, maîtrisait ses puissances et lui dictait des discours plus forts que lui. Puis, quand de son style de feu il avait donné une forme à la vision qui le préoccupait, il s’enivrait de sa propre rhétorique. Ainsi sa colère du moment devenait sa foi, sans que jamais un souvenir de son passé ou une réserve en vue de l’avenir intervînt pour modérer son dogmatisme intempérant.

Ce que nous reprochons à Lamennais, qu’on veuille bien le comprendre, ce n’est pas d’avoir changé, mais d’avoir changé d’une manière trop absolue, et, sans rien garder de la foi qu’il abandonnait, d’avoir passé subitement de l’amour à la haine. Quand on lui parlait de ses variations, il avait coutume de répondre : « Je plaindrais l’homme qui n’aurait jamais changé. » Il avait raison, si par changement il entendait le progrès rationnel d’une intelligence embrassant chaque jour un horizon de plus en plus étendu, tout en conservant le sentiment de ce qu’il y avait de bon et de vrai dans les états qu’elle a quittés ; mais les variations de Lamennais ne furent pas de ce genre : le lendemain du jour où il avait abandonné une croyance, il la détestait. En cela, il montra peu de critique, car le premier principe de la critique est qu’une doctrine ne captive ses adhérens que par ce qu’elle a de légitime. On se fait injure à soi-même en admettant qu’on a pu croire et aimer ce qui n’avait rien de vrai ni d’aimable. Si, au lieu de sortir du christianisme pour des motifs où la politique et la passion eurent plus de part que la froide raison, il en fût sorti par la voie royale de l’histoire et de la critique, peut-