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plus difficile encore aux gouvernemens qu’aux individus d’être à la fois puissans et modérés[1]. »

Ce que Colbert fit pour la marine, Louvois le fit pour l’armée. À son ministère remonte, comme à sa date véritable, notre constitution militaire actuelle. Jusqu’au jour où Louis XIV prit possession du gouvernement, les troupes françaises avaient conservé quelque chose de ces allures vagabondes qui avaient fait si longtemps de la vie du soldat une carrière d’aventures. Elles étaient surtout demeurées vis-à-vis de leurs chefs dans des rapports personnels de subordination qui rappelaient la vieille fidélité du vassal, et jusque sous les princes les plus militaires l’action royale ne s’était exercée dans les armées que d’une manière indirecte et médiate. Tout cela fut changé. Les chefs de corps désignés par le roi, jamais pour longtemps par crainte qu’ils ne prissent trop d’autorité[2], perdirent tout prestige et n’exercèrent plus qu’un pouvoir restreint et visiblement délégué. Recrutés directement par l’état au moyen de la milice et des enrôlemens volontaires, les régimens cessèrent d’être la propriété de leurs colonels, les compagnies celle de leurs capitaines. Les soldats durent renoncer aux couleurs de leurs chefs, qu’ils avaient portées jusqu’alors, pour revêtir l’uniforme réglementaire. Depuis le hausse-col jusqu’à la baïonnette, l’équipement fut établi sur un pied peu différent de celui où nous : le voyons encore de nos jours[3]. À partir du maréchal de France jusqu’au sous-lieutenant d’infanterie, chacun reçut sa commission des bureaux de la guerre et vécut dans la plus étroite dépendance du ministre, justement appelé le plus grand et le plus brutal des commis. Des inspecteurs généraux, des commissaires des guerres et des commissaires des vivres furent chargés, sous la direction immédiate de Louvois, de l’inspection proprement dite, périodiquement exercée, et de la direction des divers services spéciaux. Tous les abus signalés furent impitoyablement punis. Les marches et logemens militaires, laissés jusqu’alors à la discrétion des chefs de corps, objet constant d’effroi pour les villes, occasion fréquente de marchés odieux, furent réglés étape par étape et jour par jour. Les exactions cessèrent avec les violences, et la France respira, comme au lendemain des grands jours, sous cette main toujours présente et sous cet œil toujours ouvert.

Louis XIV alla plus loin, et ce fut peut-être par l’organisation de ses armées qu’il porta à la haute aristocratie l’atteinte la plus sensible. Il ne pouvait songer encore à retirer à la noblesse le seul

  1. Histoire de Colbert, par M. P. Clément, ch. XIX, p. 390.
  2. Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 681.
  3. Histoire administrative, par M. Chéruel, t. II, ch. XI.