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comme il y a diverses places dans la maison du Seigneur. Laissons à lord Campbell le soin de juger son prédécesseur comme jurisconsulte et chancelier. Fions-nous à M. Macaulay, quand il nous assure que Bacon est un des écrivains classiques de son pays, un des pères de la grande prose anglaise, comme son contemporain Shakspeare est le père de la grande poésie ; mais à négliger dans l’œuvre de Bacon les Essais et le De Fontibus juris, pour ne considérer que le De Augmentis et le Novum Organum, nous croyons pouvoir dire avec M. de Rémusat que Bacon est un de ces grands esprits à qui il a manqué quelque chose pour être tout à fait de grands philosophes, ce qui n’empêche pas qu’au-dessous des génies créateurs, au-dessous des Descartes, des Newton, des Leibnitz, il ne lui reste une place haute et belle encore parmi les initiateurs de la pensée moderne et les maîtres immortels de l’esprit humain.


EMILE SAISSET.


LA POESIE ALLEMANDE EN ALSACE.

L’Alsace est une des provinces les plus intéressantes de la France ; allemande par les habitudes de l’esprit, elle est profondément française par le cœur : c’est là son originalité et sa mission. Si l’Alsace ne restait pas fidèle à la culture intellectuelle des peuples germaniques, si elle n’en conservait pas du moins la meilleure part, je crois qu’elle manquerait à sa tache ; elle y manquerait surtout, si elle n’était pas attachée de cœur à sa nouvelle patrie. Sur ces deux points, l’Alsace a rempli son devoir. Il y a longtemps que ses fils ne forment plus chez nous une race à part ; ils ont été si bien mêlés depuis deux siècles à tous les événemens de notre histoire, ils se sont associés si vaillamment à nos victoires ou à nos désastres, que leur sang ne se distingue plus du nôtre ; le pays de Kléber est certainement une des provinces les plus patriotiques de la France. Quant à ces communications intellectuelles que l’Alsace doit établir entre l’Allemagne et nous, il y a là, depuis 89 surtout, une tradition qui se développe de jour en jour. Lorsque Goethe passait à Strasbourg de si fécondes années, lorsqu’à l’ombre de la vieille cathédrale et sous l’influence de Herder son génie s’éveillait tout à coup, Strasbourg, quoique très attachée à la France, était un foyer d’études toutes germaniques. On pensait, on parlait, on écrivait en allemand ; c’est en allemand que Goethe rédigeait sa thèse de docteur sur les rapports de l’état et de l’église, et la soutenait devant la faculté de droit. Consultez au contraire les écrivains de l’Alsace au XIXe siècle ; presque tous, nourris des travaux scientifiques de l’Allemagne, destinent leurs écrits à la France. C’est pour la France que M. Willm a publié son Histoire de la philosophie allemande, M. Bergmann ses recherches sur les poèmes islandais, M. Louis Spach ses études archéologiques et littéraires sur l’ancienne Alsace, M. Charles Schmidt, sur les mystiques allemands du XIVe siècle, ses biographies, son mémoire de Gerson, de Gérard Roussel, de Jean Sturm, et ce beau livre couronné par l’Académie française, où il décrit la transformation de la société antique sous l’influence des idées chrétiennes. Je ne cite pas tous les noms, l’Alsace est riche en hommes d’étude ; rappelons au moins à l’honneur de Strasbourg que deux jurisconsultes y ont traduit pour la France le grand ouvrage de Zachariae sur le code civil, et qu’un chimiste illustre, récemment arraché à ses travaux par une mort prématurée, le traducteur de Liebig, le continuateur