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de tout Anglais d’appréhensions et de craintes. » À voir cette anxiété universelle avec laquelle les nouvelles de l’Inde sont attendues, anxiété que le gouvernement lui-même partage et dont la presse britannique offre tous les jours la saisissante expression, il est aisé de reconnaître qu’un immense intérêt s’agite pour l’Angleterre aux extrémités de l’Orient. Il y a d’abord les deuils privés et la mort de nombre d’Anglais qui ont déjà péri victimes des massacres commis par les insurgés ; il y a de plus, au point de vue politique, une sorte d’ébranlement de la puissance anglaise dans l’Inde, ébranlement passager sans doute, mais qui réagit en attendant sur une multitude de situations commerciales, et qui est d’autant plus grave dans un moment où l’Angleterre avait à vider une autre querelle avec la Chine. Toute la question est de savoir si le mouvement dont les cipayes ont donné le signal restera uniquement une défection militaire, ou s’il a des ramifications plus étendues et de plus profondes racines dans la population tout entière.

Cette insurrection des régimens natifs de l’armée anglaise de l’Inde a-t-elle été un fait absolument imprévu ? Elle s’est du moins annoncée depuis quelques mois par divers symptômes, puisqu’un régiment indigène avait dû être licencié. Elle a éclaté dans toute son intensité à Meerut, comme on sait, à l’occasion de cartouches dans lesquelles il serait entré une substance réputée impure par la religion hindoue. Le refus de se servir de ces cartouches provoquait des condamnations sévères contre les récalcitrans. Les Anglais, par un sentiment trop absolu peut-être de leur supériorité ou par trop de mépris pour les Indiens, prirent peu de précautions, et le lendemain lorsque les condamnés étaient déjà en prison, toutes les troupes indiennes, se soulevant simultanément, se jetaient sur les Européens, qu’elles massacraient en commençant par leurs officiers. Les insurgés furent bientôt contenus et repoussés par deux régimens anglais appelés sous les armes ; mais ce n’était ici qu’un commencement. Les cipayes révoltés et les prisonniers qu’ils avaient délivrés se dirigeaient vers Delhi, et là, l’esprit d’insurrection gagnant d’autres régimens, la ville de Delhi était à son tour livrée au massacre, à l’incendie et au pillage. Un officier, le lieutenant Willoughby, s’ensevelissait sous les ruines d’un magasin à poudre, qu’il faisait sauter plutôt que de le livrer. Les femmes elles-mêmes et les enfans des soldats anglais périssaient sous les coups de cette soldatesque asiatique, qui a fini par proclamer un fantôme de roi dans l’ancienne capitale de l’empire mogol, jusqu’ici restée en son pouvoir. Depuis ce moment, il est visible qu’une certaine obscurité plane sur la nature et la portée de cette insurrection, que les troupes anglaises tiennent en respect devant Delhi, sans avoir pu toutefois reprendre encore la ville, ni éteindre cet incendie dans son principal foyer. En réalité, la prise de Delhi, quelque vraisemblable qu’elle soit, ne terminerait peut-être rien aujourd’hui. Des trois présidences du Bengale, de Madras et de Bombay, la première semble presque tout entière plus ou moins en révolte. L’agitation s’est manifestée dans l’ancien royaume d’Oude, dont le roi, déjà dépossédé, est retenu prisonnier comme complice du mouvement ; elle a gagné Lahore, et en même temps elle paraît s’être montrée jusqu’aux portes de Calcutta. L’armée native du Bengale n’existe plus : la plupart des régimens ont passé à l’insurrection, les autres ont été désarmés. Les présidences de Madras et de Bombay restent en paix, il est vrai, et n’ont point suivi jus-