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toute nouvelle pour lui, le politique de cabinet et d’intrigues vit s’ouvrir devant ses yeux un autre monde. Il comprit qu’il y avait d’autres droits que ceux du prince, une autre morale que celle du succès, et les considérations que lui inspira ce spectacle le relevèrent bien au-dessus de lui-même, comme nous le verrons bientôt. Et en cela il devient un grand enseignement ; il est une preuve frappante de l’influence qu’exerce sur les hommes, même les plus éminens par l’esprit, le régime sous lequel ils vivent. Lorsqu’un pouvoir ne trouve d’appui que dans la force ou dans les intérêts particuliers, lorsqu’il est réduit à « gagner gens » ou à « mener de petits marchés, » il ouvre la voie aux sophismes cachés dans les plus honteux replis du cœur humain, et c’est un mal irréparable si des esprits naturellement élevés, comme le furent Machiavel et Commynes, en propagent et en perpétuent l’infection dans d’impérissables écrits. Mettez ces mêmes hommes dans un air plus vaste et plus pur, en présence des intérêts communs, des sentimens collectifs, des idées générales, pour lesquels se sont fondées les institutions libres où l’individu s’efface : alors leur pensée prend un autre cours ; en dépit des abus et des excès que l’homme porte partout où il va, elle est forcée de réclamer le droit, la vérité, de combattre l’égoïsme, et de cette réclamation incessante des principes il résulte tout au moins un effort vers le bien, qui, transmis par la littérature, se multipliera dans les générations à venir. Voyons si les états-généraux de 1484 ont agi dans ce sens sur Commynes, et s’il a trouvé des pensées plus nobles et plus utiles dans les émotions de cette assemblée nationale que dans les pratiques ténébreuses du pouvoir absolu.

Commynes sortait d’une ancienne famille de la Flandre, depuis longtemps, favorisée à la cour de Bourgogne. Son père, seigneur de Commynes, de Renescure et de Saint-Venant, gouverneur de Cassel, bailli de Gand, grand-bailli de Flandre, avait été fait chevalier par Philippe le Bon sur le champ de bataille de Saint-Riquier. Lui-même était filleul du bon duc, qui lui donna son nom. Jeune encore, et « en l’âge de povoir monter à cheval, » il vint comme écuyer du prince à la brillante cour de Lille, puis fut attaché au comte de Charolais et devint son conseiller intime. Louis XI le fit prince de Talmont, seigneur d’Argenton et autres lieux. Commynes maria sa fille dans la maison des ducs de Bretagne, et il devint par là l’un des ancêtres de nos rois de la maison de Bourbon. Cependant rien dans ses écrits n’exprime les sentimens ni les idées qui respiraient encore parmi la noblesse. Pour la plupart des gentilshommes ses contemporains, qui furent ses commensaux, tels qu’Olivier de La Marche et George Chastelain, la chevalerie vivait encore. Ceux-ci décrivent avec amour, comme des événemens de haute importance, les fêtes, les tournois devant