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avait-on alors de la liberté politique ? Les communes anglaises, ainsi que l’observe Hallam, n’attachaient une importance réelle qu’au vote de l’impôt : ces honnêtes marchands venaient surtout s’asseoir sur le ballot de laine pour défendre leur bourse. La liberté n’est-elle que cela ? Et lorsqu’à la suite des révolutions religieuses la constitution parvint à sa puissante maturité, la vénalité n’alla-t-elle pas aussitôt et publiquement s’asseoir dans son sanctuaire ? Cette lèpre n’a-t-elle pas rongé jusqu’à nos jours les sources mêmes de la vie politique ? N’a-t-elle pas été longtemps et ouvertement justifiée comme une des conditions du fonctionnement régulier des pouvoirs ? N’est-elle point enfin le secret de cette élasticité des forces contraires et de cette harmonie des incohérences que les fictions de Delolme ont fait passer trop longtemps pour une sagesse profonde ?

En France, il n’y a pas moins de doutes à éclaircir, sinon sur les faits, au moins sur la valeur et le caractère qu’on leur attribue. Les anciennes formes, les corporations, les justices locales ont été, il est vrai, de bonne heure entamées par le droit romain, les parlemens, l’administration ; mais cet esprit d’unité ne devait-il pas aussi avoir son exercice ? Le droit n’est-il pas un, la vérité une ? La royauté attaquait un obstacle, un abus, et puis un autre ; elle ne paraît pas avoir eu un système préconçu ; elle suivait plutôt, à son grand honneur, un sentiment moral qu’une longue prévoyance politique. La situation continentale du pays et le besoin d’agglomérer le territoire d’un état qui se sentait une grande mission dans le monde imposaient des nécessités que l’Angleterre ne subissait pas. On ne peut pas mener de front tous les développemens à la fois. Toute terre, dit le poète, ne porte pas tous les fruits. Si la France était prédestinée à produire l’égalité avant la liberté, il fallait lui en laisser le temps, car l’ouvrage n’était pas de ceux qui s’improvisent. Mais ce qui, selon nous, est capital à observer en cette matière, c’est la pensée constante qui règne dans une nation et qui se révèle à ses différens âges : c’est là sa personnalité, et, à vrai dire, c’est là sa liberté, imparfaite sans doute, mais plus réelle que tout le reste, et qui ne peut manquer de produire un jour tout le reste. Une forme de liberté, quoique spécieuse, peut n’être qu’un moule vide : ce fut pendant longtemps le lot de l’Angleterre ; mais il se peut aussi qu’une autre nation, moins favorisée pour la forme, s’en souciant peu ou la brisant volontiers, possède pourtant à un plus haut degré l’esprit qui pourrait s’y incorporer. Cet esprit n’a point encore trouvé le corps qui lui convient ; il n’apparaît que par intervalles, mais ses éclats, quoique passagers, laissent un souvenir, orne influence, une fermentation durable qui avance les choses.