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d’une sensibilité trop nerveuse et trop affaiblie pour entreprendre même l’ombre d’une lutte. Une lumière crépusculaire et terne éclaire ces pages, remplies du récit de petits malheurs soufferts sans murmurer, de petits bonheurs acceptés avec une reconnaissance douce qui sait à peine sourire. La résignation est l’âme de ce petit livre. Tout autre est le caractère du roman d’Emilie Brontë, Wuthering Heights. D’un bout à l’autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle, et dont quelques-unes ont l’intensité d’horreur du Majorat d’Hoffmann. La sombre imagination d’Emilie fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d’autant plus effroyables que la terreur qu’ils inspirent est surtout morale. Ils ne vous menacent pas d’apparitions, d’événemens merveilleux, mais de passions féroces et d’instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte : ils ont l’apparence de braves paysans, un peu rudes et grossiers ; mais bientôt leurs yeux hagards comme ceux des fous, ou cruels comme ceux des tigres, ou railleurs comme ceux d’une sorcière jetant un sort dont elle connaît l’efficacité certaine, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L’effet poétique produit est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emilie raconte sobrement, brièvement ; l’énergique fermeté de l’écrivain indique une âme familière avec les émotions terribles, et qui se joue de la peur. Son imagination s’est allumée sur certains souvenirs et certaines chroniques de famille de la localité, et elle a couvé ces souvenirs avec une ardeur frénétique jusqu’au moment où elle en a fait éclore l’essaim des passions criminelles qu’ils contenaient en germe. J’ai parlé du talent qu’avait Charlotte pour surprendre la perversité cachée de l’âme ; mais enfin les perversités qu’elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons tous en nous. Emilie va beaucoup plus loin : elle devine les secrets des passions criminelles, elle regarde d’un œil avide le jeu des instincts coupables. La donnée du roman est étrange, et elle a été traitée sans hypocrisie, sans pruderie, sans fausse réticence. Ses personnages sont criminels ; elle le sait, elle le dit, et semble nous défier de ne pas les aimer. Wuthering Heights est l’histoire d’une passion irrésistible et perverse. Catherine Earnshaw, fille d’un riche propriétaire campagnard, s’est éprise d’amour pour Heathcliff, un petit gipsy que son père a trouvé errant dans les rues de Manchester, a recueilli par charité, et fait élever parmi ses enfans. Catherine est une fille volontaire, énergique, pleine d’instincts sauvages et poétiques, une fleur de bruyères armée de piquans. Il serait prudent de ne pas respirer de trop près les parfums de cette