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mémoire ; mais entre toutes ses combinaisons administratives il n’en est guère dont nous ayons répudié la tradition, et dont nous ne ressentions encore l’influence. Les ministres de Louis XIV peuvent revendiquer une part presque aussi large que les constituants et les auteurs des actes de l’an viii dans les institutions civiles qui nous régissent. Or cette association des habitudes du pouvoir absolu avec des idées toutes différentes est demeurée pour nous le plus curieux des problèmes comme la plus insoluble des difficultés.

On n’est véritablement homme d’état qu’en sachant élever ses ressources à la hauteur de ses projets. Le cardinal de Richelieu, auquel ce titre appartient plus légitimement qu’à personne, ne prit pas moins de peine pour organiser les forces et pour développer les richesses de la nation que pour enlacer l’Europe dans le réseau de ses combinaisons diplomatiques. Bien qu’il n’embrassât pas de moins vastes horizons que son prédécesseur, Mazarin fut un administrateur au-dessous du médiocre, et c’est pour cela qu’il est demeuré si loin de Richelieu. Le ministre d’Anne d’Autriche ne s’occupa guère plus de l’armée que des finances, de la marine que du commerce, et mourut au sein d’une paix glorieuse, laissant le trésor vide, les arsenaux et les ports sans travailleurs, l’armée sans discipline et sans solde. Au rebours de l’étranger dont il était l’élève, Louis XIV se révéla dès son avènement au pouvoir comme le roi le plus laborieux et le plus sérieusement administrateur qu’eût jusqu’alors possédé la France. Il porta sur les détails les plus arides de ses finances, et plus spécialement encore sur l’organisation de ses armées, toute l’ardeur de sa jeunesse et toutes les passions de son âme ; il se complaît à se rendre ce témoignage dans les souvenirs recueillis pour son fils[1]. Secondé par des ministres comme Colbert et Louvois, par des magistrats comme Le Tellier, Lamoignon et Pontchartrain, par des jurisconsultes et des administrateurs tels que Pussort, Bâville, Pellot, Foucauld et La Reynie, il imprima à la société civile une empreinte ineffaçable, de telle sorte que le texte de ses grandes ordonnances apparaît encore sous nos codes comme sur les feuillets d’un palimpseste. Rechercher ce que fut Louis XIV comme administrateur, c’est donc mettre en relief son titre le plus solide, et j’y serais amené par le seul devoir de l’équité historique envers cette grande mémoire. Je ne sais point d’ailleurs d’occasion plus favorable pour rappeler aux hommes de la révolution qu’ils n’ont pas inventé tout ce qu’ils admirent, et aux hommes de l’ancien régime que leurs anathèmes devraient retomber aussi souvent sur ce qu’ils vénèrent que sur ce qu’ils maudissent.

  1. Mémoires de Louis XIV, années 1662-1665.