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Jane Eyre lorsqu’elle entend pour la première fois l’éclat de rire sinistre et mystérieux retentir sous les voûtes du château de Thornfield ? Qui n’a pas prêté comme elle une oreille inquiète, lorsque, dressée sur son lit, elle entend une main inconnue frôler la porte de sa chambre ? Dans une lettre à M. Lewes, qui lui avait reproché de trop employer les moyens mélodramatiques, miss Brontë répondait avec raison, selon nous, que l’imagination avait ses droits aussi bien que l’expérience. Ne disons donc pas trop de mal des moyens violens ; les maîtres les ont employés sans scrupule ; ils savaient qu’ils étaient propres à créer des situations, dramatiques et à montrer dans tout leur jeu les passions humaines. On peut donc employer ces moyens : tout consiste, dans la manière de s’en servir ; or l’un des grands côtés du talent de miss Brontê, c’est précisément l’art de s’en servir.

Elle excelle, à exprimer naturellement, les sentimens nés des terreurs de l’esprit, les superstitions de la solitude, les hallucinations du désespoir ; elle met à rendre ces émotions nerveuses et irrésistibles un art infini. Lentement, graduellement, nous voyons se former la vision et grandir la terreur ; à chaque ligne nouvelle, le cœur bat plus vite, le pouls, est plus fiévreux. Aussi, quand la crise finale arrive, nous ne songeons pas à nous en étonner, car nous sommes déjà familiarisés avec les terreurs du personnage. Lorsque, dans l’épisode de la chambre rouge, la petite Jane Eyre voit un fantôme, nous ne trouvons pas son effroi exagéré, et nous ne doutons pas un instant de la réalité de l’apparition. L’âme est montée à un tel diapason, elle a subi une tension si formidable, qu’elle a besoin, pour ainsi dire, de s’oublier dans le vertige. Un évanouissement lui est salutaire ; sans cela, elle éclaterait dans la mort, ou se précipiterait dans l’abîme de la folie. Il y a dans Villette un admirable chapitre intitulé les grandes Vacances. Harassée par les visions de la fièvre, et les démons de la solitude, Lucy Snowe sort un soir de ce pensionnat désert, hanté seulement des cauchemars qui troublent ses nuits et du hideux spleen qui la suit comme une ombre acharnée tout le long du jour. Elle va sans savoir où, poussée par un mouvement involontaire : elle entre dans une église baignée des ombres du crépuscule, et aperçoit un prêtre assis dans un confessionnal ; elle se dirige vers le confessionnal, et s’agenouille, — elle, protestante et vigoureuse hérétique… Ce qui nous étonne, c’est qu’elle ait le courage de répondre au premier mot du prêtre : Mon père, je suis protestante… Après les émotions diverses que nous avons parcourues avec elle, nous la verrions sans étonnement aller se jeter dans un couvent de carmélites, ou solliciter la sympathie du premier passant venu. Et ce ne sont pas seulement les effets puissans et dramatiques