Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pauline Home de Bassompierre. Pour toi, veux-tu savoir quel est ton lot ? Regarde du côté de ce petit homme laid, vif et ardent, M. Paul Emmanuel le professeur, le cousin de Mme Beck l’institutrice, le petit despote à l’aiguillon de guêpe, c’est là l’époux, assez romanesque après tout, que la nature t’a destiné. Il te convient, car il a une âme ; il te convient, car il est passionné ; il te convient, car il a deviné que toi aussi tu avais une âme passionnée ; il te convient enfin, car il est comme toi dénué de toute grâce extérieure, de toute fascination, de toute beauté. Sache donc avouer la réalité ; les chimères sont mortelles à l’âme. C’est dans Villette en effet que Charlotte a avoué pleinement la réalité. Villette est un livre remarquable et qui fait éprouver le sentiment tout contraire à celui de Jane Eyre. Dans Jane Eyre, l’imagination triomphe, et il résulte malgré tout de la lecture de ce livre une impression finale de bonheur et de joie. On sort de la lecture de Villette lassé et abattu comme son héroïne, on en rapporte une impression triste, âpre et fiévreuse, et l’on a envie de s’écrier : Oh ! for a little attractiveness ; oh ! par pitié pour Lucy Snowe, accordez-lui, cruel poète, quelques-uns des dons si brillans qui relevaient la piquante, la rebelle, l’éloquente sorcière Jane Eyre. La souffrance, ne le voyez-vous pas, est trop forte, si forte que l’héroïne ne la ressent plus ; mais à cette prière (prière qui, pour le dire en passant, lui fut faite par ses éditeurs) l’impitoyable Charlotte résiste absolument.

Dans Shirley, miss Brontë est sortie entièrement d’elle-même. Cette fois ce n’est plus son roman qu’elle a composé : c’est un roman. Cependant ce roman se rapporte encore à sa vie ; c’est là qu’elle a réuni tout ce qu’elle avait vu de la société du Yorkshire, tout ce qu’elle savait des mœurs du peuple au milieu duquel elle avait passé, sa vie. Tous les personnages sont tirés de la vie réelle, et dans ce roman miss Brontë n’a fait en quelque sorte que relier ses souvenirs. Tout un petit monde singulièrement excentrique s’agite dans ce livre : ce sont des ébauches de fortes natures, des diminutifs de grands caractères, de microscopiques originaux. On croirait voir une succession de tableaux de genre à la Téniers et à la Van Ostade. J’insiste sur ce caractère microscopique des personnages de Shirley ; il semble qu’on les voie s’agiter par le petit bout d’une lorgnette, et que leurs paroles, avant d’arriver à votre oreille, aient passé par un porte-voix. Oui, aucun de ces personnages, pas même miss Shirley Keeldar, n’est de grandeur naturelle. C’est la plus grande preuve de judicieux bon sens artistique que miss Brontë ait donné peut-être dans sa vie. Certaines scènes et certaines classes de la société veulent être peintes dans ce système du tableau de genre, et les scènes, les personnages de Shirley rentrent tous dans cette