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III

Quand on connaît la vie de Charlotte Brontë, on comprend la nature de son talent et la raison d’être de ses livres étranges. Sa vie est la substance même de ses romans ; trois fois elle a résumé ce qu’elle avait imaginé, vu ou senti. Dans Jane Eyre, elle a peint sa vie d’imagination ; dans Villelle, sa vie morale réelle ; dans Shirley, sortant un peu d’elle-même, bien peu à la vérité, et se mettant pour ainsi dire à la fenêtre de son âme, elle a peint le petit coin du Yorkshire qu’elle habitait, et le peu qu’elle avait vu de la société humaine.

Chacun de ses livres a donc un caractère bien marqué. Dans le premier, Jane Eyre, l’auteur a mis toute sa vie imaginative, et rien que sa vie imaginative. De là l’attrait extraordinaire et la fascination invincible de cette œuvre étrange. On a reproché à Jane Eyre d’être un livre immoral, et quoiqu’on n’ait jamais pu donner une bonne raison, cette accusation n’est pas entièrement fausse : l’auteur n’a touché qu’une des cordes de l’âme humaine, la plus puissante il est vrai, et il l’a fait résonner isolément à l’exclusion de toutes les autres. Dans Jane Eyre, l’imagination seule parle, et quand l’imagination domine seule, on peut être sûr qu’elle se laissera aller à des ardeurs singulières et difficiles à interpréter. Si les rêveries des plus purs des hommes se laissaient apercevoir, nous leur trouverions la plupart du temps un aspect équivoque. Or Jane Eyre est une rêverie passionnée, un parfait château en Espagne. Dans ce livre, l’âme passionnée de Charlotte Brontë, en se séparant de la réalité et en oubliant les vicissitudes de la vie vulgaire, rêve et imagine tout haut devant nous la vie qu’elle aurait pu avoir et les personnages qu’elle aurait désiré rencontrer ; elle nous dit comment elle aurait voulu aimer et qui elle aurait été capable d’aimer, et quels trésors d’éloquence elle aurait toujours eus en réserve pour le préféré de son cœur. Comme un visionnaire en extase ou un somnambule indiscret, cette âme parle, pense et raconte tout haut, ne croyant être entendue que d’elle-même, ses plus intimes secrets. Elle combine des événemens possibles, et fait le roman de sa vie ; elle se regarde au miroir de l’imagination, et gémit en voyant si peu d’attraits à son enveloppe charnelle. — La beauté qui m’est propre, se dit-elle, ne peut éclater sur ces traits grossiers ; elle est enfermée dans cette lourde enveloppe comme le papillon dans la chrysalide. Oh ! que ne puis-je me montrer telle que je suis, avec ma noble énergie et ma capacité d’aimer ! Cependant, mon âme, tu regardes, malgré ces obstacles vulgaires, à travers les soupiraux des yeux ; tu te glisses dans le flot des paroles qui sortent de ces pâles