Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il passa devant le village habité par les émigrants de son pays. La vue des fermes nouvelles échelonnées sur les collines attira son regard, comme ces paysages souriants que l’on traverse d’une course rapide, avec plus de curiosité que de sympathie. Il ressentit de la pitié pour la jeune fille condamnée à couler ses jours sur cette terre de rudes labeurs ; mais il n’eut point le courage de l’en arracher. La vie se présentait à lui sous un aspect trop attrayant pour qu’il pût se résoudre à sacrifier son indépendance. Le besoin de voir et de connaître l’entraînait en avant. À la fois hardi et poltron, il recherchait les émotions de toute sorte, et le cœur lui manquait dès que la réalité des choses de l’existence se montrait à son esprit. Après plusieurs années de voyages, Max rentra en Europe et se mit à écrire des histoires sentimentales : il avait un goût décidé pour les fictions dont il pouvait conduire à son gré le dénouement.

La pauvre Gretchen l’oublia-t-elle tout de suite ? put-elle effacer de son esprit le souvenir des impressions qu’il y avait fait naître ? C’est là son secret, et elle ne l’a confié à personne. Établie avec son père dans la colonie allemande, aux bords de l’Ohio, auprès de son frère Karl, qui défriche des terres et élève des bestiaux, elle ne s’habitue que lentement à l’existence rustique et monotone des farmers de l’Amérique. Le chant des oiseaux inconnus, le parfum des fleurs nouvelles, l’aspect des horizons perdus dans le lointain des forêts, tout cela lui cause des émotions étranges : il semble qu’elle cherche quelqu’un qui lui explique ses propres sensations, et elle tombe parfois dans de profondes rêveries.

À quelques milles de Là, sur un ruisseau tributaire de l’Ohio, Ludolph, associé à quelques émigrants comme lui, a jeté des ponts et établi des moulins. Il est magnifique d’animation au milieu des machines dont les rouages tournent avec un bruit strident, et mêlent leur vacarme au roulement des eaux qui s’épanchent en cascades. Le vieux Walther et son fils Karl lui ont voué une reconnaissance profonde ; ils l’aiment pour la franchise et la loyauté de son caractère. Depuis qu’il a trouvé à employer toute son activité, toute son énergie, le domaine de ses idées s’élargit, et le niveau de son intelligence monte toujours. Il a son idéal, lui aussi, et il ne désespère pas d’y atteindre à force de persévérance, car il compte bien que Max ne reparaîtra plus jamais. D’un autre côté, on fait si souvent autour de Gretchen l’éloge du laborieux Ludolph, que celle-ci finira par ne plus chercher dans les rêves de son imagination troublée un bonheur qui pourrait bien se rencontrer là, tout près d’elle.


Th. Pavie.