Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vous ne vous trompez pas en supposant que je suis quelque peu affaiblie. La force, je l’espère, me sera donnée en proportion des souffrances que je dois supporter ; mais l’angoisse de ma situation est telle que l’habitude elle-même ne peut rien pour la diminuer. La solitude et l’isolement sont des circonstances oppressives ; cependant je ne désire la visite d’aucun ami : je ne voudrais faire partager à personne, pas même à vous, la tristesse de cette maison : cela me causerait des tourmens insupportables… La force d’âme est bonne, mais il faut qu’elle-même soit ébranlée, afin que nous sachions combien nous sommes faibles. » Cependant Charlotte avait pour relever son courage une ressource qui lui avait manqué avec Emilie : Anne ne se refusait à aucun témoignage de sympathie, et les deux sœurs se consolaient mutuellement en pleurant ensemble. Anne voyait venir la mort avec calme et résignation, ou, pour mieux dire, avec la pieuse indifférence d’une personne qui a placé son espoir à l’abri des tempêtes de la vie et des terreurs de la mort. C’est le sentiment qui respire dans les derniers vers qu’elle ait écrits quelques mois avant sa fin :


« J’espérais que ma tâche me serait répartie dans la compagnie des braves et des forts, que j’aurais à travailler au milieu de la foule affairée à un but pur et grand.

« Mais Dieu m’a assigné une autre destinée, et il a décidé sagement. Ainsi parlai-je, le cœur saignant, lorsque la première fois la douleur s’abattit sur moi.

« O toi, mon Dieu ! tu nous as enlevé notre bonheur et le trésor de nos espérances ; tu nous as ordonné de pleurer pendant la nuit et de gémir pendant le jour.

« Ces journées de lassitude ne seront pas perdues, ni ces journées de souffrance, ni ces nuits ténébreuses, battues des tempêtes de la douleur, si je puis retourner vers toi.

« Car j’ai appris ainsi à supporter avec une humble patience tous les coups de ta main ; j’ai appris à tirer le courage de la souffrance, l’espérance et la sainteté du malheur.

« C’est pourquoi laisse-moi te servir de tout mon cœur, quelle que soit ma destinée écrite, soit qu’il me faille partir déjà, soit qu’il me faille attendre encore.

« Si tu consentais à me rappeler à la vie, je serais encore plus humble ; plus sage, plus fortifiée pour la lutte, plus prompte à m’incliner vers toi.

« Si la mort se tenait à ma porte, je serais encore fidèle à mon vœu ; mais quelle que soit ma destinée, Seigneur, laisse-moi te servir maintenant. »


Au retour du printemps, Anne désira faire un voyage à Scarborough, ville bien connue des malades anglais ; les deux sœurs partirent en compagnie d’une dame, ancienne amie de Charlotte et sa correspondante habituelle. Le 24 mai 1849 fut le jour du départ, le 28 la date de la mort trop prévue. Anne fut jusqu’à la fin la douce