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que lui cause la misérable conduite de Branwell. Ici il n’y a de changement qu’en pis… »

« 19 décembre 1846…… J’espère que vous n’êtes pas complètement gelée ; le froid est ici terrible. Je ne me rappelle pas un tel hiver ; il est digne du pôle. L’Angleterre, dirait-on, a glissé dans la zone arctique ; le ciel semble couvert de glace, la terre est gelée, le vent est pénétrant comme une lame à double tranchant. Nous avons eu, en conséquence de cette température, des rhumes et des toux terribles. La pauvre Anne a souffert cruellement de son asthme ; maintenant elle va beaucoup mieux. Il y a eu deux nuits la semaine dernière où sa toux et sa difficulté de respirer faisaient peine à voir et à entendre, et où elle a dû beaucoup souffrir ; elle supporte cela comme elle supporte toutes les afflictions, sans se plaindre, en se contentant de soupirer de temps à autre, lorsque la douleur est trop vive. Elle a un héroïsme de résignation extraordinaire ; je l’admire, mais je ne saurais l’imiter.

Vous dites que je dois avoir des masses de choses à vous raconter que voulez-vous que je vous raconte ; il ne se passe rien ici, rien qui soit d’une nature agréable à raconter. Un petit incident est venu la semaine dernière nous rappeler à la vie ; mais s’il ne vous donne pas plus de plaisir qu’il ne nous en a donné, vous n’aurez pas à me remercier de vous en avoir fait part. Cet incident était tout simplement l’arrivée d’un officier du shérif qui était venu rendre une visite à B… pour l’inviter à payer ses dettes, ou à faire un tour à York. Nécessairement il a fallu payer ses dettes. Il n’est pas agréable de perdre ainsi de l’argent de temps à autre ; mais à quoi servirait-il d’insister sur ce sujet ? Cela ne le rendra pas meilleur. »

« 1er mars 1847….. Branwell s’est très mal conduit tous ces temps-ci. L’extravagance de sa conduite et les insinuations mystérieuses qu’il lâche par momens (car il ne parle jamais nettement) me font supposer que bientôt nous entendrons parler de nouvelles dettes contractées par lui. »

« 11 janvier 1848….. Nous n’avons pas été fort à notre aise à la maison depuis quelque temps. Par un moyen ou par un autre, Branwell s’est procuré de l’argent, et nous a rendu la vie très dure. Papa est harassé jour et nuit, et nous, nous n’avons pas de repos ; Branwell est toujours malade, deux ou trois fois il a eu des accès. Quelle sera la fin de tout cela ? Dieu le sait ! Mais quelle vie n’a pas quelque triste revers de médaille, une malédiction secrète, un squelette voilé derrière un rideau ? Il faut faire du mieux qu’on peut et endurer ce que Dieu nous envoie. »


Pendant quatre longues années, les yeux de Charlotte durent contempler ce douloureux spectacle, qui ne fut point perdu pour elle. Imaginez l’horrible instruction que ces trois jeunes filles durent tirer de cette aventure malheureuse, de cette maladie prolongée, châtiment du péché, des actions perverses du coupable cherchant dans la continuation du mal l’oubli d’un mal plus ancien, des paroles imprudentes prononcées dans la fièvre des accès ou dans le paroxysme de la colère ! Cet événement fut autre chose encore qu’une grande douleur, ce fut pour Charlotte comme un jour brusquement ouvert sur la vie humaine. Elle put saisir sur un sujet vivant les