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choses ténébreuses et défendues qui commença avec les recherches hermétiques du régent, et finit avec les prestiges de Cagliostro, les découvertes de Mesmer et les prophéties de Cazotte. Je tâcherai de présenter au public ce contraste des préoccupations les plus légères, des plus futiles divertissemens du monde, avec ce fonds éternel de terreur qu’on cherche vainement à anéantir dans cette vie, avec ces superstitions d’une indestructible existence qui font tout à coup passer leur souffle funèbre dans les salons, sur des joues fardées et parsemées de mouches, tout comme elles les faisaient passer jadis sur les bruns visages des hommes de guerre et des hommes de religion dans la sombre enceinte des monastères et des châteaux-forts. » Ne voit-on pas dans ces premières inventions du conteur un sentiment confus de l’idéal ? Il hésite entre le bien et le mal, il va de la poésie du cœur à la poésie des sens ; il rêve avec les fées allemandes dans les prairies embaumées des bords du Rhin, et tout à coup je ne sais quelles fumées malsaines lui montent au cerveau et l’enivrent. Qu’importe ? Alors même qu’il s’enthousiasme à tort et à travers, c’est pourtant de l’enthousiasme qu’il éprouve ; quand il se fait le champion du chevalier de Rivolles et du marquis de Valpéri, c’est l’audace et la témérité qui le séduisent. Laissez-le se dégager des vaines fanfaronnades de la jeunesse : il y a là un cœur tout préparé déjà aux rudes labeurs de la vie, aux mystiques élans de la pensée. Un jour viendra où ce disciple de Laclos, devenu soldat de l’armée d’Afrique, ne lira plus sous la tente, pour se préparer à recevoir le feu des Kabyles, que les drames de Shakspeare ou l’Imitation de Jésus-Christ.

Cet idéal, qui s’épurera peu à peu chez M. de Molènes, il l’a cherché longtemps au sein du XVIIIe siècle. Unir l’élégance française à l’enthousiasme germanique, c’était là son rêve d’artiste. Or le XVIIIe siècle, qui avait donné, selon lui, le modèle accompli de la grâce mondaine, avait vu naître aussi les plus ardentes et les plus mystiques créations de l’Allemagne ; le siècle auquel appartiennent le Mondain, Zadig, les lettres de Voltaire, a produit aussi Werther et Henri d’Ofterdingen. M. de Molènes essaya d’associer ces contrastes, et il écrivit le Chevalier de Tréfleur. « L’idée m’a séduit, disait-il, de faire fouler par les talons rouges des habitués de Trianon l’herbe du Rhin, cette herbe d’une fraîcheur sacrée, où les fées ont laissé traîner leurs voiles, où le cerf que poursuit le chasseur noir a passé, où tout poète consumé comme Novalis d’un mystique amour pour la nature désirera appuyer ses lèvres. » Le Chevalier de Trèfleur est une poétique histoire, une brillante et ingénieuse fantaisie, imaginée avec art, écrite avec souplesse, et qui exprime bien tout ce qu’elle veut exprimer ; le scepticisme, la fatuité des émigrés de