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sur un sac, c’est Job pleurant ses enfans et couché dans la poussière, c’est Jacob, un cilice sur les reins, sa tunique en lambeaux, menant le deuil de son fils de prédilection.

Aujourd’hui encore, comme autrefois, le grand deuil dure huit jours entiers. C’est pendant ces huit jours qu’on envoie à la famille du mort les mets de l’affliction, qui consistent en bouillon et en œufs durs. C’est pendant ces huit jours qu’hommes et femmes de la communauté viennent faire leurs visites de condoléance. On entre dans la chambre mortuaire sans frapper, sans saluer. On va chercher une chaise, on s’assied près de ceux qu’on vient ainsi consoler, on compose son visage sur leur visage, on soupire pour leur montrer qu’on partage leur chagrin ; mais on ne leur dit rien, à moins qu’ils ne vous adressent la parole : alors on ne doit les entretenir que de l’objet de leur deuil. Pendant huit jours aussi, on continue à faire matin et soir la prière en commun dans la chambre mortuaire. Près du lit funèbre, une longue tache d’huile, indiquant la taille du mort, en rappelle sans cesse le souvenir. Une veilleuse jette ses sinistres reflets sur le fond noir de la pièce, dont les volets demeurent fermés, et sur les figures consistées des parens, assis à terre. Près de cette veilleuse est placée une grossière tasse de terre cuite remplie d’eau. C’est dans cette eau que, pendant toute la durée du deuil, l’âme du défunt vient deux fois par jour se purifier avant de remonter au ciel.

Quand je quittai cette contrée aux mœurs patriarcales et à la foi robuste, quand je dus retourner dans ce Paris, où, pour nous autres Israélites alsaciens transplantés, la religion et les coutumes des ancêtres sont trop vite, hélas ! réduites à l’état de souvenir, je me promis bien d’entreprendre au moins une fois par an un pèlerinage dans nos campagnes de l’Alsace juive, de retremper souvent mon âme dans cette vie simple, dernier vestige d’une civilisation qui s’efface, composée de touchantes habitudes, de poétiques traditions et de douce bonhomie. Ces fêtes du mariage, ces solennités des funérailles se succédant en quelques jours au sein d’une même famille avaient été pour moi comme une vision des anciens temps, vision tour à tour riante et sombre, mais qui me laissait le désir de contempler plus d’une fois encore une société non moins digne d’une attention sympathique dans ses heures de joie que dans ses heures d’affliction.


DANIEL STAUBEN