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couper les mâts, et pour un pareil travail j’ai besoin d’un homme intelligent comme vous, et qui puisse seconder mon maître charpentier.

— À vos ordres, capitaine !

— Ce n’est pas tout ; le navire, soulagé de ses mâts, se trouvera-t-il en état de flotter ? Dieu le veuille, mais je n’y compte guère. Alors il faudra recourir aux grands et suprêmes moyens, fabriquer un radeau qui puisse porter l’équipage et tous ceux des passagers pour lesquels il n’y aura pas de place dans les embarcations.

— Très volontiers, répliqua Ludolph : avec des barriques vides, deux gros mâts et deux vergues basses, il y a moyen d’établir un radeau. Le mouvement de la mer nous gênera, par exemple…

— À la grâce de Dieu, répondit le capitaine. Quand on en est réduit là, on n’a plus guère de chance de se sauver ; mais n’en restât-il qu’une, on doit y recourir. Demain, à l’aurore, si l’on vous appelle de ma part, venez sur le pont sans rien dire à personne. Je compte sur vous.

Ludolph serra la main que lui tendait le capitaine, et se retira pour songer à la difficile besogne qu’il pourrait avoir à accomplir le lendemain. Tout en parcourant dans sa longueur le pont, assailli par la mer, il mesurait des yeux la grosseur et la hauteur des mâts, et calculait dans son esprit la force qu’il faudrait donner aux principales amarres ; puis il descendit dans son étroite cabine, et se mit à tirer de leur boîte ses outils de travail, qu’il contemplait avec une joie mêlée de respect, comme le soldat inspecte ses armes la veille du jour où le général en chef a promis de livrer bataille.

Les matelots, après une heure de repos, vinrent s’atteler une fois de plus aux balanciers des pompes ; ils travaillaient machinalement, sans se plaindre, mais aussi sans confiance dans l’efficacité de leurs efforts. De nouvelles nuées se levaient toujours à l’horizon, noires comme une fumée de charbon, et si épaisses que le soleil ne trouvait pas le plus petit intervalle pour y faire passer ses rayons consolants. Les passagers, serrés dans l’entrepont, se communiquaient à voix basse leurs inquiétudes croissantes. Il y en avait qui pleuraient en regrettant la terre, d’autres qui demeuraient immobiles, la tête dans leurs mains, comme des condamnés pour qui tout espoir est à jamais perdu. De ces poitrines comprimées par l’angoisse, il s’échappait d’ardentes prières, et comme chacun est porté à croire à l’importance de l’œuvre qu’il accomplit ici-bas, quelques-uns espéraient encore que Dieu leur permettrait d’aborder la terre d’Amérique pour y réaliser leurs projets de fortune.

Au lieu de diminuer, la tempête redoubla de violence après le coucher du soleil. Les voiles, serrées le long des vergues, se déchi-