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Ici Samuel s’interrompit. L’assistance tout entière laissa échapper un nohn sur le sens duquel il n’y avait pas à se tromper. En patois allemand-juif, nohn[1] est une de ces formules d’impatience qui, traduite en langage ordinaire, signifie à peu près : « Continuez donc, ne vous arrêtez pas en si beau chemin ! Qu’arriva-t-il ? voyons ! après ! »

Le bonhomme, visiblement satisfait, reprit ainsi :

« Par manière de précaution, mon grand-père tira tout doucement de sa poche et de dessous son manteau ses tephiline, et tourna crânement l’angle du petit mur, quand il aperçut soudain devant lui… quoi ?… une vingtaine de vieilles femmes en chemise, les cheveux en désordre, se tenant par la main, dansant en cercle sur la neige, et proférant des mots inconnus avec un bruit épouvantable. Au milieu d’elles, une autre créature du même genre, tournant sur elle-même, tenait dans ses bras amaigris quelque chose comme une poupée qu’elle jetait aux autres, qui l’attrapaient et la relançaient tour à tour. Tout autre que mon grand-père serait resté immobile de frayeur. Pour lui, il ne perd pas son sang-froid : se rappelant ce que lui avait dit, sur la façon de conjurer les apparitions, l’ancien grand rabbin Hirsch, dont vous avez le portrait ici, et qui, comme vous savez, était un grand balkebole (docteur en cabales), il prononce une formule qu’il n’a jamais voulu apprendre à personne, pas même à moi, puis il jette ses tephiline au milieu de ce vacarme. Le bruit cessa aussitôt. Toute cette troupe hideuse se transforma d’abord en autant de chats noirs qui grimpèrent sur les arbres voisins, où flottaient des vêtemens. Puis les vieilles femmes reprirent avec ces vêtemens leur forme véritable, se tinrent quelques instans silencieuses et immobiles, et au bout de quelques minutes s’évanouirent.

« Vous pensez bien, continua Samuel, que mon grand-père ne mit pas beaucoup de temps à franchir la distance qui le séparait encore de Dornach. Il, avait bien vite ramassé ses tephiline ; il ne marchait plus, il courait. Au bout de vingt minutes, il était à l’entrée du village. Arrivé devant la maison d’Isaac, il ne fut pas peu surpris de voir, à une heure aussi avancée de la nuit, des groupes d’hommes et de femmes qui stationnaient devant la porte et chuchotaient entre eux. Mon grand-père traverse la foule et entre chez Isaac. Il trouve tout en désordre. Isaac se promenait de long en large et se parlait à lui-même. « Quel malheur et quel bonheur à la fois ! Oh ! non, tout cela n’est pas naturel. » — Je viens de Bolwiller, dit mon grand-père en l’abordant. Voici une lettre pour vous ; c’est pressé. — Isaac lit la lettre : — Oh ! mon Dieu, s’écrie-t-il, il s’en

  1. Du mot allemand nun.