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« Mon grand-père n’était pas riche ; il vivait comme moi, au jour le jour, et comme moi faisait un peu de tout. C’était au fort de l’hiver, un samedi soir, une heure après que la semaine avait commencé[1]. Le gros Hertzel le rencontre et lui dit : — Bonne semaine.

— Bonne année[2], répond-il.

— Judel, il y a quelque chose à gagner pour toi.

— Cela me va.

— Il va falloir que tu passes la nuit hors de chez toi.

— Cela m’est égal.

— Voici : ma femme et moi, nous étions attendus lundi matin à Dornach chez mon beau-frère Isaac, à qui, — il y aura après-demain huit jours, — il est né un petit garçon. Nous devions être les parrains[3] ; mais depuis deux jours ma femme est au lit avec la fièvre, et moi je ne peux pas la quitter. Il faut donc que mon beau-frère soit prévenu, afin qu’il ait le temps de se pourvoir de nouveaux parrains. J’ai attendu jusqu’au dernier moment, comme tu vois. Si je jetais une lettre à la poste, elle n’arriverait pas à temps : j’aime mieux te la confier, Judel ; tu la remettras à Isaac. Tiens, voici une pièce de cent sous tout de suite, et quand tu seras de retour, tu en auras une autre.

— C’est convenu.

« Bon ! pensa mon grand-père : d’ici à Dornach il y a huit lieues ; mais, comme je suis bon marcheur, je les ferai en six heures. Six heures pour aller, six heures pour revenir, une heure pour me reposer, ça fait treize ; si je pars maintenant, demain matin, à huit heures au plus tard, je serai de retour, et j’aurai gagné de quoi faire bombance vendredi soir prochain. — Donne-moi mon pantalon garni de cuir, dit-il à ma pauvre vieille grand’mère, mes souliers à double semelle, mes guêtres, ma blouse et le vieux manteau. N’oublie pas les tephiline[4], dont j’aurais besoin pour la prière du matin, que je ferai en route, en revenant ici. — Ma grand’mère lui donna tous ces objets en pleurant.

— Qu’est-ce que tu as à pleurnicher ainsi ? Tu n’aimes donc pas à me voir gagner quelque chose ?

  1. Avec le samedi soir commence pour les israélites la nouvelle semaine.
  2. C’est la formule de salut usitée.
  3. Le baptême des israélites, c’est la circoncision, qui se fait le huitième jour après la naissance de l’enfant. La marraine apporte dans ses, bras l’enfant jusqu’à la porte du temple ; le parrain le tient sur ses genoux, dans le temple même, pendant l’opération.
  4. Lanières en cuir qu’on roule autour du bras gauche et autour de la tête quand on fait la prière du matin ; ces lanières contiennent dans un creux, écrite sur parchemin, la prière renfermée dans les mezouzas. (Deutéronome, c. VI, v. 4-10.) Les juifs réalisent ainsi le précepte : « Tu lieras mes paroles en signe sur tes mains, et elles seront des fronteaux entre tes yeux. » (Deutér., VI, v. 8.)