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comme ces prairies semblent se reculer et nous fuir, emportant avec elles leurs troupeaux qui mugissent et bondissent sur l’herbe… Ainsi la vie s’en va et nous quitte. Au bout de ce fleuve, il y a la mer ; au bout de notre courte existence, il y a l’éternité !

— Oh ! ces prairies sont charmantes, répondit Gretchen : on sent l’odeur de l’herbe verte comme au printemps, et je ne puis m’empêcher de songer au petit pré tout émaillé de fleurs qui se trouve chez nous, au bas du coteau…

Elle s’interrompit tout à coup. Celui dont l’arrivée subite lui avait rappelé ce souvenir était là, devant elle. Max ne parut point avoir entendu la dernière partie de sa phrase ; mais quand elle l’eut achevée : — Monsieur Walther, dit-il à voix basse, le capitaine du navire a fait transporter vos bagages et ceux de mademoiselle votre fille dans une cabine séparée, à l’arrière, près de la sienne. Vous y serez mieux que dans l’entrepont, où tant de personnes se trouvent rassemblées.

Le père et la fille se regardaient avec surprise.

— Mais, dit Walther, le capitaine ne fait peut-être pas attention que je ne puis payer le prix d’une cabine de l’arrière.

— Que lui importe ? répondit Max. Il est le maître ici, et puisqu’il lui convient de vous être agréable, vous ne pouvez le refuser. D’ailleurs le déménagement est fait, je suis installé dans votre ancienne demeure, et tout décidé à ne pas vous y laisser revenir.

— Mon ami, pour ma fille, et un peu pour moi, je vous remercie de votre obligeance, dit Walther ; touchez là, j’accepte, mais à une condition…

Gretchen s’éloigna de quelques pas, voyant que son père voulait parler bas à Max.

—… À la condition que cet acte d’obligeance ne sera pas pour moi un sujet d’inquiétude dans l’avenir. Vous entendez, Max, — et il lui serrait la main avec effusion, — je vous crois homme d’honneur. Il y a ici un compatriote trop empressé de nous prodiguer ses soins, et dont je suis content que nous soyons un peu moins rapprochés. Si nous recouvrons la liberté de ce côté, c’est avec l’espoir de ne pas l’aliéner par un autre… Ah ! si j’étais seul, il ne m’en coûterait pas d’être votre obligé.

— Soyez tranquille, répondit Max, il est convenu que vous tenez cette cabine de l’autorité absolue du capitaine, et que vous y resterez parfaitement libres.

Il se retira après avoir pressé la main du vieil émigrant, qui demeurait un peu troublé des incidents de cette première journée de voyage. Ludolph regardait de loin Walther et sa fille installés à l’arrière du navire, sur la dunette, où il ne lui était pas permis de mettre le pied. Il ne comprenait rien à ce changement subit, et une