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un modèle en acier, et montre fièrement cette merveille à bon marché. Le poirier ne ressemble guère à l’ébène, et pourtant le poirier figure dans les ouvrages sculptés : on se contente d’en changer la couleur ; mais l’ébène coûte si cher et le poirier se taille si facilement ! La cause de l’ébène est perdue. Or, une fois qu’on a consenti à déguiser la nature de la matière, comment hésiterait-on à mentir quand il s’agit de la main-d’œuvre ? On invente des machines fort ingénieuses qui simplifient la besogne de l’ouvrier. Tout ce qu’on peut soustraire au travail personnel est confié à la puissance de la vapeur. On n’a pas encore imaginé de machine pour sculpter des figures ; mais patience ! on y arrivera peut-être bientôt, et les bourses les plus modestes pourront acquérir des meubles d’art. Jusqu’à présent, la vapeur se contente de découper le bois ; elle ne s’arrêtera pas là. Les meubles de la renaissance, qu’on admire encore dans quelques vieux châteaux, étaient composés, souvent même sculptés par des artistes habiles, qui ne confiaient à personne l’expression de leur pensée. Dans la seconde moitié du XVe siècle, dans la première moitié du XVIe, on n’avait pas encore mis l’apparence de la richesse à la portée de tout le monde ; les meubles sculptés n’appartenaient qu’aux riches, et les menuisiers, les ébénistes ne s’avisaient pas d’inventer des modèles. Ce n’était pas l’union de l’art et de l’industrie, c’était l’art, qui, au lieu de choisir le marbre ou le bronze, choisissait le chêne ou le buis pour exprimer la forme humaine ou la forme des plantes. Les tritons et les satyres, les naïades et les néréides se jouaient sur les panneaux des buffets ; mais ces meubles merveilleux ne se vendaient pas par centaines, les acheteurs ne tenaient pas à les voir se multiplier. L’œuvre une fois achevée, l’heureux possesseur n’accordait pas le droit de réplique, et gardait pour lui seul ce qu’il avait acheté.

Aujourd’hui tout est bien changé, les plus riches consentiraient à grand’peine à donner pour un meuble ce qu’on donnait au temps de la renaissance ; ils décorent leurs appartenons à bon compte. Le stuc, le marbre, les métaux précieux sont remplacés par des moulures en pâte, et l’on arrive ainsi à simuler les splendeurs d’une résidence royale. Le luxe qu’on nous donne comme un signe de prospérité n’est le plus souvent qu’un mensonge ; c’est toujours et partout le sacrifice de l’être au paraître. À Dieu ne plaise que j’improuve la division de la propriété ! Lors même qu’il serait cent fois démontré que cette division présente des inconvéniens agronomiques et interdit certains procédés de culture, il faudrait encore la bénir comme un bienfait ; mais si le bien-être matériel n’est plus maintenant le privilège du petit nombre, ce qui est un progrès évident, nous n’avons guère sous les yeux qu’un luxe menteur, ce qui pour