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contrôle des indifférens, ils arriveront à leur insu à ne plus tenir compte des conditions, qui rendent l’art si difficile. Assurés d’avoir pour juges des spectateurs qui ne prendront pas la peine de réfléchir, ils se croiront dispensés de tout effort sérieux. Et qui oserait les blâmer ? S’ils agissaient autrement, qui donc leur en saurait gré ? Une fois engagés dans la voie que leur indique M. de Laborde, ils auront toujours présente à l’esprit la destination de leurs ouvrages. Avant de s’associer à l’industrie, ils concevaient lentement, ils composaient à loisir. Quand ils travailleront pour la foule, quand ils n’auront d’autre put que de la distraire, ils seront moins sévères pour eux-mêmes et se contenteront à moins de frais. Et pourquoi ne dirais-je pas toute ma pensée ? Ils appartiendront plus à l’art, ils appartiendront à l’industrie ; le gain deviendra leur unique souci. Il est bon sans doute que chacun tire de son labeur un honnête salaire ; mais le peintre et le sculpteur qui se font industriels, qui veulent produire, dans un temps donné, une quantité de figures dont le prix est convenu d’avance, n’ont plus rien à démêler avec l’art proprement dit ; leur atelier devient une usine ; leur pinceau, leur ciseau fonctionnent comme un laminoir qui doit donner à l’échéance déterminée deux pu trois mille mètres de tôle. Mes craintes sont-elles mal fondées ? Que M. de Laborde visite l’atelier de nos peintres à la mode, et que le présent lui enseigne l’avenir. Quand la popularité prend un homme sous sa protection, l’enivrement ne se fait pas attendre ; la louange monte à la tête, et pour garder sa raison, pour ne pas s’estimer trop haut, quand on est soumis à une telle épreuve, il faut posséder une dose de bon sens peu commune. Les amateurs se pressent devant une toile à peine ébauchée, et célèbrent à l’envi l’œuvre qu’ils peuvent à peine entrevoir. Le peintre se croit doué de facultés surhumaines ; il ne connaît plus ni doute, ni tâtonnement ; il ne peut mal faire. Eh bien ! qu’il entreprenne la décoration de nos théâtres et de nos cafés, la fièvre de l’or fera pour sa raison ce que faisait la louange : il voudra que chacune de ses journées lui assure une recette fabuleuse. Que deviendra la dignité personnelle ? que deviendra le respect de l’invention ? L’invention sera dédaignée, la dignité personnelle sera publiée ; tout sera sacrifié à l’amour du gain.

Je crois avoir montré avec une pleine évidence tous les dangers de l’alliance proposée par M. de Laborde. Cependant, pour ne laisser aucun doute dans les esprits qui aiment à rêver un avenir sans relation, sans ressemblance avec le présent, il me semble utile de poser la question d’une manière théorique. Quand j’aurai marqué en termes précis la destination de l’art et la destination de l’industrie, je serai dispensé d’insister. Je ne m’arrêterai pas à réfuter les argumens de ceux qui voulant assigner à toute chose un but utile,