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M. de Laborde croit-il que les portes du Baptistère, modelées et fondues par Ghiberti, ces portes que l’auteur de Moïse ne craignait pas d’appeler les portes du paradis, pussent être impunément vulgarisées par l’industrie ? Ghiberti a lui-même fondu son œuvre, et le procédé qu’il a choisi est un procédé dispendieux. Si l’on veut faire de ses compositions les portes d’un buffet, il faut choisir un autre procédé, et la fonte au sable, moins dispendieuse que la fonte à la cire, sera-t-elle sans danger pour l’œuvre du Florentin ? Vulgariser les conceptions les plus élevées de l’art antique et de l’art moderne, est-ce propager le sentiment du beau ?

Il semble qu’une telle vérité n’ait pas besoin d’être démontrée, et pourtant M. de Laborde, qui a étudié un si grand nombre de monumens, vient d’écrire un millier de pages pour soutenir que l’industrie, en vulgarisant les œuvres de l’art, propage le sentiment du beau. Il y a deux ans, sans prévoir un tel plaidoyer, je montrais tout ce qu’il y avait de dangereux pour le goût public dans la réduction des statues consacrées par l’admiration unanime des connaisseurs[1]. Je prouvais que les procèdes si vantés à l’aide desquels on pratique cette réduction sont soumis à des chances nombreuses d’infidélité. Je pense aujourd’hui ce que je pensais il y a deux ans ; le plaidoyer de M. de Laborde n’a pas ébranlé ma conviction. L’alliance de l’art et de l’industrie, telle que je la comprends, porterait d’autres fruits : l’industrie ne toucherait plus aux figures, aux groupes, aux bas-reliefs conçus et exécutés pour une destination spéciale ; elle ne se permettrait plus d’en changer les proportions. Elle demanderait aux artistes vivans des conseils et des modèles ; mais pour que les artistes doués d’un talent élevé consentissent à fournir des modèles que l’orfèvrerie, l’ébénisterie se chargeraient de reproduire, il faudrait leur offrir autre chose qu’un profit matériel. Tant que les industriels ne consentiront pas à inscrire sur les ouvrages qu’ils fabriquent le nom de celui qui les a conçus, ils ne doivent pas espérer le concours des hommes vraiment habiles, ou si, par hasard, ils l’obtiennent une fois, plus tard ils le solliciteront vainement. Le sculpteur qui a composé un meuble, une pièce d’orfèvrerie, ne se croit pas suffisamment récompensé quand le public ignore que ces œuvres lui appartiennent. Payer le travail, le payer généreusement, ce n’est pas assez. Quand il s’agit de la pensée, le salaire matériel sans cet autre salaire qui s’appelle renommée ne contente pas celui sans qui vous n’auriez pu rien produire d’équivalent ; mais ce que je demande ne s’accorde guère avec les usages de l’industrie, et je crains bien que ma voix ne soit pas écoutée. Si l’auteur était nommé,

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1855.