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et partiales… Je vous disais dans ma dernière lettre que mistress ne me connaît pas. Je commence maintenait à m’apercevoir qu’elle ne se soucie pas de me connaître, qu’elle n’a aucun souci de moi, si ce n’est le désir d’en tirer le plus de travail possible. À cet effet, elle m’inonde d’un océan d’ouvrages d’aiguille, de mètres de batiste à ourler, de bonnets de nuit en mousseline à faire, et par-dessus tout de poupées à habiller…. Je pensais autrefois que j’aimerais à vivre au milieu du tourbillon de la société des gens riches ; mais aujourd’hui j’en ai assez : c’est fort triste à contempler. Je vois plus clairement qu’autrefois qu’une gouvernante n’a pas d’existence réelle, qu’elle n’est considérée comme un être vivant et raisonnable que dans ses rapports avec les devoirs insupportables qu’elle a à remplir. De toutes les soirées que j’ai passées ici, la seule agréable est celle où, M… étant allé se promener avec ses enfans, j’ai reçu l’ordre de les suivre par derrière à quelque distance. En traversant la campagne avec son magnifique chien de Terre-Neuve à ses côtés, il avait tout à fait l’aspect qui convient à un gentleman loyal, riche et conservateur. Il parlait librement et sans affectation à tous les gens qu’il rencontrait, et, quoiqu’il gâtât ses enfans et qu’il les laissât prendre trop de libertés avec lui, il ne souffrait pas qu’ils insultassent grossièrement personne. »

Charlotte ne resta pas longtemps dans cette maison inhospitalière, où le maître seul avait trouvé grâce à ses yeux. Elle revint à Haworth à la fin de 1839. Deux années s’écoulèrent encore, et ses espérances reculaient sans cesse à l’horizon. Pour tromper les ennuis de sa vie monotone, Charlotte se remit à écrire avec une nouvelle rage. La grande dépense de Charlotte et de ses sœurs semble avoir été celle du papier durant les années qui précédèrent l’apparition de Jane Eyre. La quantité de papier qu’elles achetaient excitait l’étonnement de l’honnête marchand qui le leur vendait. « Je me demandais ce qu’elles en faisaient, disait-il à Mme Gaskell ; je pensais quelquefois qu’elles devaient collaborer aux magazines. Lorsque mes provisions étaient épuisées, j’avais toujours peur de les voir venir ; elles semblaient si contrariées lorsque j’étais à sec. J’ai bien des fois fait le voyage d’Halifax pour acheter une demi-rame, dans la crainte d’être pris au dépourvu. » Charlotte s’était remise en effet à caresser ses rêves de littérature. Elle commença un roman qui devait avoir la proportion de ceux de Richardson. De temps à autre, elle et son frère Branwell envoyaient des essais à Wordsworth et à Coleridge. Branwell écrivait quelquefois dans un journal de province, Emilie composait ses poèmes. Toutes ces jeunes têtes étaient en fermentation, et ce tumulte intellectuel fait même un singulier contraste avec la vie silencieuse du presbytère. Charlotte n’a pas encore trouvé sa voie ; elle est pleine de maladresse, elle cherche, et s’égare. L’éducation n’est pas complète ; cinq ou six années de malheurs sont encore nécessaires à la formation de ce talent.