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pour travailler, et les gens soumis à la dépendance pour souffrir. » C’est l’accent de Jane Eyre appelant de toute la force de son cœur une nouvelle servitude. Plus loin, elle excuse à demi sa maîtresse en rejetant avec un tact charmant ses défauts sur le bonheur et la santé dont elle jouit. « Mistress est généralement regardée comme une femme agréable, et elle mérite sa réputation, je n’en doute pas, lorsqu’elle est dans le milieu du monde. Sa santé est solide, son tempérament riche, par conséquent elle est gaie en société ; mais ces avantages peuvent-ils compenser l’absence de tout beau sentiment, de toute douceur et de toute délicatesse ? Elle se conduit avec moi un peu plus poliment que les premiers jours, et les enfans sont un peu plus traitables ; mais elle ne connaît pas mon caractère et ne désire pas le connaître. Je n’ai jamais eu cinq minutes de conversation avec elle depuis mon arrivée, excepté quand j’ai dû subir ses gronderies. »

Les enfans sont indociles ; à la rigueur cependant on les mènerait, s’ils n’étaient pour ainsi dire dépravés par leurs parens. Ils s’attacheraient à leur gouvernante, si les parens n’avaient pas à cœur de fausser leur esprit, de pervertir par les préjugés et les conventions sociales leurs élans de reconnaissance et de bonté naturelle. Un jour on confia à miss Brontë la garde d’un enfant de trois ans, en lui recommandant surtout de ne pas le laisser aller à l’écurie. Son frère aîné induisit le petit en tentation, et l’emmena à l’endroit prohibé. Charlotte intervint ; mais les deux enfans, s’encourageant l’un l’autre, l’assaillirent à coups de pierre : miss Brontë reçut une blessure grave à la tempe. Le lendemain, la mère ayant demandé la cause de cette blessure, Charlotte répondit brièvement : « C’est un accident, madame. » Cette réponse lui gagna le cœur des enfans, qui lui furent reconnaissans de leur avoir épargné des gronderies, et elle, en retour, s’attacha davantage à eux. Un mot cruel vint arrêter cette affection croissante. Un jour qu’un des enfans, dans un élan de tendresse démonstrative, serrait la main de Charlotte en lui disant : « Je vous aime bien, miss Brontë, » la mère, comme ne pouvant retenir son étonnement et sa honte, s’écria devant ses enfans et devant Charlotte elle-même : « Aimer la gouvernante, mon chéri, fi ! » Il est facile d’imaginer le goût d’absinthe et de fiel que ce mot laissa dans le souvenir de Charlotte. Laissons-la d’ailleurs raconter elle-même les impressions de sa vie de gouvernante.


« Juin 1839. Les enfans sont constamment avec moi. Ils font ce qu’ils veulent ; quant à les corriger, je me suis aperçue bien vite que cela était hors de question. Mes plaintes à la mère me font regarder de travers, et n’ont pour résultat que de lui faire trouver pour leurs défauts des excuses injustes