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gracieuse. Les localités environnantes étaient pleines de vestiges du passé et de légendes romantiques. Miss Wooler, qui était une aimable et grave Anglaise, douée du talent de conter, narrait ces légendes à ses élèves. Elle leur racontait aussi des anecdotes réelles, d’une couleur plus sombre et moins poétique ; elle leur racontait comment les manufactures s’étaient introduites dans le pays, les changemens qu’elles y avaient opérés, les souffrances du peuple pendant les guerres de l’empire, les insurrections désespérées des ouvriers à cette époque, cruellement réprimées par le bon sens politique de la nation, désespérée elle-même… C’est là qu’avait vécu ce célèbre M. Roberson dont nous avons déjà parlé, là qu’avait été fait le siège de la manufacture de M. Cartwright, personnage en partie connu des lecteurs de Shirley, sous le nom de M. Moore ; dans la bruyère voisine, un autre manufacturier avait été tué en plein jour. Ce séjour à Roë-Head et les récits de miss Wooler ont fourni à Charlotte tous les élémens du roman de Shirley. Les héroïnes du roman sont ses amies de l’école ; ses héros sont les personnages réels dont miss Wooler lui avait raconté l’histoire : M. Cartwright le manufacturier, le curé Roberson. La couleur lumineuse et le ton joyeux du roman sont un souvenir de cette heureuse époque. Miss Brontë a concentré dans Shirley tous les rares souvenirs de bonheur de sa vie, comme dans Jane Eyre elle a concentré le souvenir de ses longues années d’ennui. Entre ces deux livres, il y a un parfait contraste ; mais c’est le livre né de l’ennui qui l’emporte. Le bonheur est une exception dans la vie de Charlotte, et Shirley est un livre inférieur.


III

Charlotte était alors, à cet âge de quinze ans, ce qu’elle devait être toute sa vie, au physique et au moral. Physiquement, elle n’était pas belle. Je ne sais pourquoi son visage me semble offrir la contradiction qui exista entre sa condition et sa nature. Pris isolément, les traits du visage sont communs ; ce sont bien les traits d’une gouvernante anglaise : la physionomie est celle d’une personne distinguée. Il y a quelque chose d’excentrique dans ce visage ; il ne donne pas l’idée d’une dame, il repousse bien vite l’idée d’une femme de classe inférieure ; il donne l’idée d’une personne née pauvre et bien élevée par des parens adoptifs. Le caractère qui distingue souvent le visage des orphelines frappe dans le visage de Charlotte. Beaucoup de timidité s’y mêle à beaucoup de résolution. Il a une expression peureuse et en même temps énergique. La bouche, mal dessinée, exprime vaguement le dégoût ou le mépris ; le nez est fort, presque viril ; les yeux sont doux, tristes, et doivent