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temps à autre quelqu’un de ces incidens qui se gravent en traits ineffaçables dans la mémoire susceptible des enfans. Charlotte prenait note de tous les petits événemens de sa vie, et les couchait scrupuleusement sur un journal. De bonne heure elle acquit ainsi une des habitudes les plus utiles à l’artiste et à l’écrivain, celle de revenir sur ses propres impressions, de refroidir, en les transcrivant à tête reposée, l’ardeur trop grande de ses premières sensations, et d’en déterminer par la réflexion la véritable nature. Voici un des épisodes de son existence d’alors, d’une couleur tout anglaise, qui semble comme un dernier bégaiement du sombre fanatisme biblique d’autrefois, et qui était bien de nature à émouvoir l’imagination d’un enfant :


« Un incident étrange est arrivé le 22 juin 1830. À cette époque, papa était au lit très malade et si faible, qu’il ne pouvait se lever sans assistance. Tabby et moi nous étions seules dans la cuisine ; à neuf heures et demie avant midi environ, nous entendîmes un coup frappé à la porte. Tabby se leva et ouvrit. Un vieillard apparut, se tint en dehors de la porte et nous aborda ainsi :

« LE VIEILLARD. — Le ministre habite-t-il ici ?

« TABBY. — Oui.

« LE VIEILLARD. — Je désire le voir.

« TABBY. — Il est malade au lit.

« LE VIEILLARD. — J’ai un message pour lui.

« TABBY. — De qui ?

« LE VIEILLARD. — Du Seigneur.

« TABBY. — De qui ?

« LE VIEILLARD. — Du Seigneur. Il désire que je vous avertisse que le fiancé va venir et que nous devons nous préparer à le recevoir, que les cordes vont être lâchées et le vase d’or brisé, la cruche brisée à la fontaine.

« Il termina là son discours et partit soudain. Lorsque Tabby eut fermé la porte, je lui demandai si elle le connaissait. Elle répondit qu’elle ne l’avait jamais vu, ni personne qui lui ressemblât. Quoique je fusse entièrement persuadée que c’était quelque enthousiaste fanatique, bien intentionné peut-être, mais ignorant de la véritable piété, je ne pus m’empêcher de pleurer, en songeant à ses paroles si imprévues à un tel moment. »


Frères et sœurs lisaient beaucoup et écrivaient davantage. Ils écrivaient des contes, des drames, des poèmes, infatigablement ; sans repos ni relâche. Écrire est chez eux une passion, même une sorte de rage. Ils jouaient pour ainsi dire au romancier et au poète comme les autres enfans jouent au soldat ; ils avaient un magazine dont ils étaient à la fois les rédacteurs, les lecteurs et les souscripteurs. Charlotte surtout barbouillait d’une écriture remarquablement fine et serrée d’innombrables rames de papier. Mme Gaskell nous a donné, d’après le journal de Charlotte, une énumération de ces élucubrations puériles qui frappent pourtant par une particularité significative,