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et était aussi vive le jour où elle écrivit la peinture de l’école de Lowood que vingt ans auparavant. Maria mourut quelque temps après cette scène, et Elisabeth la suivit de près. Charlotte, qui se trouvait subitement devenue l’aînée de la famille, revint à Haworth avec Emilie. Jusque-là, elle avait été une enfant pensive, mais gaie, disent ceux qui l’ont vue à cette époque. À partir de ce moment, ce rayon s’éteignit, et le futur auteur de Jane Eyre et de Villette commença à se préparer en Charlotte.

Plusieurs années s’écoulèrent, années de solitude où les enfans enfermés à Haworth grandirent et s’élevèrent tout seuls dans la compagnie de leur tante et d’une vieille servante qui était entrée au presbytère quelque temps avant leur retour, et qui y vécut trente ans. Tabby, c’était son nom, est une des figures originales de ce district et de cette famille excentriques. Elle éleva et soigna les enfans de M. Brontë avec la tendresse d’une nourrice et la rudesse d’une paysanne, en les grondant beaucoup et en les gâtant autant qu’il était en son pouvoir. Tabby était un membre de la famille, et, se regardant comme telle, réclamait les mêmes droits que la tante miss Branwell aurait pu réclamer. Elle exigeait qu’on l’informât de toutes les affaires de la maison, chose difficile, car Tabby était devenue extrêmement sourde, et par conséquent les secrets qu’on lui confiait couraient risque de ressembler aux secrets du roi Midas. Pour obvier à cet inconvénient, Charlotte emmenait Tabby avec elle sur la bruyère, et lui confiait à loisir tout ce qu’elle désirait savoir. Tabby, grâce à son grand âge, avait la mémoire pleine d’histoires merveilleuses. Elle se rappelait l’époque où il n’y avait pas de manufactures dans le pays et où toute la laine était filée à la main. À cette époque, les fées avaient coutume de se promener au clair de lune sur la prairie ou au bord des ruisseaux ; Tabby avait connu des personnes qui les avaient vues. Aujourd’hui on ne les rencontre plus ; mais autrefois il n’y avait pas de manufactures : ce sont les manufactures qui les ont fait fuir, disait Tabby. Vieilles anecdotes, vieilles traditions, histoires de gens morts depuis des années et de familles depuis longtemps éteintes, crimes, tragédies domestiques sortaient avec abondance de la mémoire de Tabby, qui racontait tout cela crûment, avec la naïveté cynique de la nature, sans se douter que ses récits initiaient les imaginations des enfans qui l’écoutaient aux secrets de la terreur et à l’art de les exprimer. Nous sommes sans doute redevables à Tabby de quelques-uns de ces épisodes émouvans et dramatiques qui abondent dans les romans de miss Brontë.

Cette imagination s’allumait sous d’autres influences encore. Quoique solitaire, la vie du presbytère n’était point sans présenter de