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petit village non loin d’Haworth. Un petit garçon, ayant sauté dans la rivière à l’endroit ou les habitans jetaient leurs pots brisés et leurs tessons de bouteilles, se coupa une artère, et arriva couvert de sang chez ses parens. Il était en train de saigner jusqu’à ce que mort s’ensuivît, mais ses parens ne se dérangeaient pas, et déclaraient que cela leur épargnerait « pas mal de tracas. » En voyant ce peu d’empressement, M. Gaskell banda lui-même l’artère, et demanda si on était allé chercher un chirurgien. — Oui, répondit un des assistans, mais nous ne pensons pas qu’il vienne. — Et pourquoi donc ? — Oh ! il est vieux, voyez-vous, et asthmatique, et il faut beaucoup monter pour venir jusqu’ici. — M. Gaskell court lui-même à la demeure du chirurgien, et rencontre une tante du patient qui sortait. — Va-t-il venir ? — Non, il a dit qu’il ne viendrait pas. — Mais dites-lui que l’enfant va saigner jusqu’à ce que mort s’ensuive. — Je le lui ai dit. — Et qu’a-t-il répondu ? — Le diable l’emporte ! Qu’est-ce que cela me fait ? — Enfin, pour compléter le tableau, pendant que l’enfant était étendu dans une mare de sang, son frère fumait tranquillement sa pipe, et regardait ce spectacle avec la plus profonde indifférence.

Cette dureté n’est point particulière aux basses classes de la société ; les riches fermiers, les squires, les gros personnages du comté n’en sont pas exempts. L’excentricité anglaise, qui partout ailleurs porte un caractère de misanthropie inoffensive ou de bizarre bienveillance, prend chez cette population un caractère de férocité. Un fermier possesseur d’une belle maison de campagne, remarquable par son antiquité, avait trouvé, pour écarter les curieux et défendre les abords de son logis, un moyen infaillible : il tirait des coups de fusil, et il avait ainsi blessé plusieurs personnes. Un squire d’une éducation supérieure à celle de ce rustique personnage avait poussé jusqu’à la fureur la passion de ses compatriotes pour les combats de coqs. Il tomba malade, mais la maladie ne fit pas lâcher prise à sa passion : il fit apporter dans sa chambre les belliqueux volatiles, et s’amusait à contempler leurs combats de son lit. Lorsqu’il lui devint impossible de se retourner et de prendre l’attitude convenable pour jouir de ce spectacle favori, il fit disposer des miroirs autour de lui, afin que ses yeux à demi éteints ne perdissent pas un épisode de ces intéressantes batailles. Il mourut au milieu de cette délicate occupation. Cette dureté, comme on peut croire, ne s’arrête pas à la brutalité ou à l’excentricité ; elle va souvent jusqu’au crime, et quelquefois engendre des aberrations morales qui font frémir. En voici un exemple. Dans leur enfance, les petites Brontë allaient souvent passer la soirée chez une riche famille de dissidens. La fille aînée de cette maison avait épousé un manufacturier des environs. Étant enceinte