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dans quelque milieu qu’elles soient jetées ; mais la direction qui sera imprimée au talent, la forme que revêtira ce talent, les obstacles ou les appuis qui lui prêteront précision et énergie, tout cela est fatal et caché dans les profondeurs de l’avenir. Si les circonstances sont favorables, le talent s’épanouira naturellement, et portera les couleurs de la santé et du bonheur. Si les circonstances sont défavorables, le talent s’épanouira comme une fleur maladive, et portera les couleurs de la solitude, de l’abandon et du malheur.

C’est là l’explication du talent de miss Brontë. Il serait très difficile d’assurer qu’elle ait reçu en naissant un don spécial. Elle est née avec une âme énergique, ardente, curieuse : voilà ce qu’on peut affirmer ; les circonstances ont fait le reste. N’eût-elle rien écrit, elle eût été toujours une remarquable personne ; elle aurait toujours donné l’idée d’une âme noble, capable de fortes passions, tournée par goût vers ce qui est grand, désireuse d’une belle existence morale ; elle aurait donné l’idée d’une héroïne de roman plutôt que d’une personne capable de faire des romans. Ses qualités morales auraient frappé plus que ses facultés intellectuelles, car elle est une personne poétique avant d’être un poète. Et c’est là le grand charme de ses livres. C’est sa nature qu’elle a mise dans ses œuvres, son énergie, son ardeur, sa curiosité. Ce qu’elle y a mis en plus ne lui appartient pas, mais appartient à la fatalité des circonstances. La substance de ses livres est tirée de la nature même de la femme ; leur forme, les événemens dont ils nous entretiennent, les personnages qu’ils mettent en scène, les sensations qu’ils essaient de nous peindre, tout ce qui est la part du romancier appartient à l’éducation. La faculté qui se laisse voir au fond des œuvres de miss Brontë est une faculté morale bien plus que littéraire : l’énergie, voilà ce qui est inné en elle. Dans miss Brontë, c’est donc la nature qui engendre le talent ; il n’y a pas en elle à l’origine un artiste, il y a une femme susceptible de sentir fortement, et que la force des impressions reçues rendra artiste inévitablement, si par hasard il lui prend envie d’appliquer son énergie à la littérature.

Miss Brontë est un produit et en quelque sorte une victime et un martyr des circonstances. Elle est d’abord un produit spécial d’une civilisation très particulière ; elle est Anglaise et exclusivement Anglaise. Sa culture intellectuelle est anglaise, et elle est aveugle pour tout ce qui n’appartient pas à son pays. Elle a vu le continent, et le continent lui a fait horreur. Anglicane de religion, elle partage, à l’endroit du romanisme, le mépris des protestans les plus entêtés. Chose curieuse, cette personne qui devait attaquer avec tant de puissance les conventions sociales n’a subi aucune influence libérale, et n’a reçu aucune éducation humaine, dans le sens latin du