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en 1812 pour Martin et Elleviou, dont ce fut la dernière création. Ce petit bijou, en deux actes, n’a presque rien perdu de la grâce qui lui a valu un succès européen. Tous les morceaux qui le composent sont restés dans la mémoire du public, et les générations se les transmettent comme un héritage de famille. C’est qu’après Grétry, Boïeldieu est le compositeur français qui a eu le plus d’esprit au théâtre de l’Opéra-Comique, sans nuire à la morbidezza et à l’élégance de la phrase mélodique. Pour ne parler que de Jean de Paris, qui ne connaît par cœur l’air du sénéchal : Qu’à mes ordres ici tout le monde se range, celui de la princesse de Navarre : Quel plaisir d’être en voyage ! qui sont devenus classiques dans la bonne acception du mot, et l’air descriptif du page : Lorsque mon maître est en voyage, et le duo qu’il chante avec Jean de Paris :

Rester à la gloire fidèle,
Des dames chérir les attraits,


et enfin le trio avec l’aubergiste ! L’instrumentation des ouvrages de Boïeldieu qui ont précédé la Dame Blanche a sans doute un peu vieilli, et on pourrait lui désirer, aujourd’hui que nous sommes si blasés sur ce genre d’effets, plus de corps, de rhythme et de couleurs ; mais ce qui ne vieillira jamais, c’est le sentiment vrai qui circule dans toutes les partitions de ce compositeur délicieux, qui avait trop d’esprit pour en abuser dans un art où l’esprit sert à tout et ne suffit à rien, comme disait M. de Talleyrand, qui n’en manquait pas. M. Stockhausen, qui débutait dans le rôle du sénéchal, est fils de cette Mme Stockhausen, agréable cantatrice allemande qui a parcouru l’Europe une harpe à la main et un vergiess mein nicht à la chevelure. Comédien timoré et froid, M. Stockhausen possède une fort belle voix de baryton [il n’y a plus que des barytons !) dont il connaît toutes les ressources. Il chante à merveille, avec beaucoup de goût et une vocalisation moelleuse qui charme l’oreille. Lorsque M. Stockhausen se sera un peu dégourdi et qu’on lui confiera des rôles plus conformes à son talent sérieux et rêveur, il produira un bien autre effet que dans l’air du sénéchal, qu’il ne joue pas assez. Quant à Mlle Boulard, qui représente la reine, de Navarre, et à Mlle Henrion, chargée de faire claquer le fouet du page, il faudrait les fondre dans un creuset avec Mlle Talmon et Mlle Lhéritier, qui a débuté tout récemment, pour en tirer une voix supportable. Elles chantent toutes les quatre comme des pierrots francs de Paris.

Il y a quelques jours, on a donné à l’Opéra-Comique un nouvel ouvrage de M. Clapisson, le Sylphe, en deux actes qui en valent bien quatre par la longueur et la niaiserie du poème ; c’est un conte de Marmontel retravaillé par M. de Saint-Georges, et M. de Saint-Georges n’est pas le premier qui ait traité ce sujet pour le théâtre. Ce sylphe invisible, qui chante et parle si bien à l’imagination d’une femme romanesque, n’est autre que son mari qu’elle n’aimait pas, et qu’elle finit par adorer. Sur cette donnée, qui aurait pu être piquante, si elle eût été traitée par un homme de talent, M. Clapisson a fait un opéra qui ne lui sera pas un titre de plus au souvenir de la postérité. Un joli nocturne entre le sylphe invisible et Angèle sa femme, nocturne