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plupart du temps ; on devine notre puissance, parce que de loin en loin, lorsque quelque acte injuste est sur le point de s’accomplir, notre gouvernement envoie à ses consuls un ordre de protester et de résister. Cependant notre influence n’a pas, comme celle de l’Angleterre, ce double point d’appui, le gouvernement et la nation elle-même. Un résultat à la fois très heureux et très désastreux découle de ce fait. Nous gardons sur les peuples un certain prestige mystérieux et tout d’imagination. Grâce à cette influence purement gouvernementale et à l’inertie de nos concitoyens, nous n’intervenons presque jamais pour des intérêts bien directs, et nous avons peu de querelles personnelles. Si on ne nous redoute pas beaucoup, on ne nous hait point ; quelquefois même, lorsque des difficultés sérieuses surviennent, on espère en notre protection. Sauf de rares exceptions, notre rôle sur presque toutes les mers et dans presque toutes les affaires lointaines est surtout celui d’arbitres. Le petit nombre de nationaux que nous avons à protéger, notre peu de goût pour l’émigration et l’infériorité relative de notre commerce dans les pays lointains nous empêchent d’agir autrement qu’à titre d’arbitres désintéressés, et nous conservent ainsi, bien à notre insu, notre renom chevaleresque. Chinois, sauvages et gauchos se moquent quelquefois de nous avec impunité ; mais nous n’ayons pas à supporter les haines et les ressentimens que l’Angleterre supporte, il est vrai, avec une si calme indifférence, et en leur faisant rendre de si beaux profits.

Les événemens dont les îles Sandwich ont été le théâtre depuis dix ans sont une confirmation de ce fait. Les caractères des deux influences anglaise et française y apparaissent bien tranchés. Découvertes par Cook en 1778, ces îles qui pour nous sont restées, jusqu’à une époque récente, de simples points géographiques, ont été, dès les premiers jours, occupées et exploitées par les Anglais. Les vaisseaux de Vancouver y laissèrent, comme sentinelles de la civilisation, des matelots qui devinrent les confidens et les ministres du roi indigène. L’église anglicane y dépêcha ses missionnaires pour apprendre aux habitans, qui se livraient le plus innocemment du monde aux libertés de la nature, la pratique des bonnes mœurs, qui agissent sur eux, paraît-il, comme le poison, car sous leur influence ils meurent par milliers. Enveloppés de cette double influence politique et religieuse, les indigènes se sentirent bientôt si dépendans, que, dès l’époque de la restauration, le roi et la reine de ces îles, conseillés par les agens anglais, pensèrent qu’il était de leur devoir d’aller présenter leurs hommages à la cour dont ils n’étaient en réalité que les vassaux. Ils vinrent en Angleterre et y moururent. Le capitaine anglais lord Byron transporta les corps de leurs majestés dans leur terre natale, nomma un conseil de régence, et fit proclamer un parent du roi défunt. Durant de longues années, l’influence anglaise continua d’agir sourdement,