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vain efforcé de rendre intéressant, et qui restera toujours un type brillant, mais peu recommandable, des faux sages, de ces hommes dont les paroles et les doctrines sont démenties par leur conduite. Celui qui écrivit tant de choses ingénieuses et quelquefois sublimes, sur la modération des désirs, l’austérité des mœurs, la force d’âme, fut l’amant d’Agrippine et d’une autre sœur de Caligula. Par les excès de son usure, il fut près de soulever des provinces ; enfin il avait adressé de la Corse, lieu de son exil, à Claude les flatteries, les plus déhontées, qu’il lui faisait parvenir par Polybe, un de ces affranchis tout-puissans sous le faible empereur. Sénèque ne rougissait point de louer la vigilance, l’activité, la douceur de celui auquel, dans une satire posthume faite pour plaire au successeur de Claude, qui le détestait, il devait reprocher sa paresse et sa cruauté. Pour consoler l’affranchi Polybe de la mort d’un frère, Sénèque lui disait : « Tu ne peux te plaindre de la fortune tant que César vit. S’il est sain et sauf, tous les tiens le sont également. Tu n’as rien perdu ; tes yeux doivent être non-seulement secs, mais joyeux. »

Les bustes nombreux de Sénèque le représentent toujours avec une physionomie sans noblesse, on pourrait dire piteuse, la barbe et les cheveux mal soignés, affectation d’un stoïcisme tout extérieur, mensonge de sévérité qui pourrait nous décevoir si nous ignorions la vie de Sénèque, mais qui, sa vie étant connue, peint la prétention hypocrite de ce tartuffe du Portique. Sénèque a une physionomie renfrognée, ce qui faisait partie de son rôle, et triste, ce qui pouvait être sincère, car, exilé sous Claude, sous Néron sa faveur fut précaire et bientôt annulée par Agrippine, au meurtre de laquelle il concourut peut-être et certainement ne s’opposa point. Sénèque a l’air sombre et soucieux, car il sent son élève lui échapper, et, homme d’esprit, il comprend que les complaisances qui le déshonorent ne le sauveront pas. Un de ses bustes du Vatican semble dire : « Hélas ! je n’y puis rien. » Il s’améliorait en vieillissant, ses lettres le prouvent, et il sut mourir[1].

La littérature romaine sous Néron offre un caractère particulier. La simplicité noble de l’âge d’Auguste, par laquelle se continuait en s’adoucissant la mâle grandeur des grands écrivains de la république,

  1. Diderot dit en parlant de Sénèque : « Tous ses bustes m’ont paru médiocres. Sa figure aux bains est ignoble. Sa véritable image, celle qui vous frappera d’admiration, qui vous inspirera le respect…, elle est dans ses écrits ; c’est là qu’il faut aller chercher Sénèque. » Je ne le pense pas, et je regarde ses écrits comme un portrait de son âme peu ressemblant. J’aime encore mieux en croire ses actions et ses bustes. Il y en a, soit à Rome, soit ailleurs, qui ne sont point très médiocres. Quant à la statue qu’on a appelée Sénèque au Bain, Diderot a bien raison de ne pas l’y reconnaître, car il est avéré aujourd’hui que ce n’est point Sénèque qu’elle représente, mais probablement un esclave occupé à pêcher.