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son esclave au lieu de l’exposer serait jugé coupable de meurtre. Et le même homme, dans les combats de gladiateurs, faisait égorger sur-le-champ les combattans qui tombaient par hasard, pour se donner le plaisir de les voir expirer. Il se plaisait à faire appliquer la question en sa présence. Un jour qu’il était allé à Tibur, attiré par une barbare curiosité d’érudit, pour voir un mode antique de supplice, il attendit le bourreau et le spectacle jusqu’au soir.

Son intelligence offrait les mêmes contradictions que son cœur. Sa stupidité est proverbiale. Cependant il était non-seulement instruit, mais savant : il avait écrit en grec une histoire des Carthaginois et une histoire des Étrusques ; la perte de ce dernier ouvrage est irréparable, Pour rassurer ses sujets sur une éclipse, il donna une assez bonne explication de ce phénomène. Parmi les niaiseries que Suétone raconte, plusieurs sont plutôt des distractions, souvent, il est vrai, assez fortes ; quelques singularités qu’on cite comme absurdes pourraient passer pour des traits d’esprit. Quand, par exemple, ayant consenti à rétablir sur le rôle des sénateurs un personnage dont il avait effacé le nom, il voulut que la rature au moins subsistât, c’était une protestation pour l’équité de la censure et une leçon assez finement adressée à ceux qui en avaient demandé l’abrogation. Casaubon a fait cette remarque. De plus, nous savons que cet homme si gauche était éloquent.

Tout cela m’avait inspiré des doutes sur la stupidité absolue de Claude ; ces doutes se sont beaucoup accrus quand j’ai vu au Vatican, une statue, et surtout deux bustes de cet empereur qui sont loin d’annoncer un imbécile. Ils justifient Suétone, qui, tout en insistant sur ses habitudes déplaisantes, sur ses jambes mal assises et sa tête branlante, reconnaît que son extérieur avait une dignité imposante ; auctoritas dignitasque formœ non defuit. En effet, cette tête est noble, intelligente et triste.

Je ne veux pas soutenir un paradoxe et faire de Claude un grand homme ; il reste assez de faits qui le montrent sensuel, gourmand, timide, brutal, manquant de présence d’esprit et de décision, et parfois d’un incroyable aveuglement sur ce qui se passait autour de lui. Tout cela cependant peut s’expliquer sans une stupidité complète que d’autres faits ne confirment pas : les grands travaux qu’il fit exécuter, les mesures humaines et sages dont il fut l’auteur, son zèle assidu à rendre la justice, ses connaissances, son éloquence, avouées par les historiens qui lui sont le plus contraires et qu’un fragment de son discours prononcé à Lyon ne dément point.

Il est certain que Claude était gourmand et même glouton ; mais un appétit robuste ne condamne pas nécessairement un souverain à l’imbécillité. La voracité de l’estomac de Louis XIV est célèbre.