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quand il se promenait dans les tranchées, mais que son amour était immortel. Oh lui avait écrit ensuite qu’il avait bien tort de se croire parfait, qu’il avait une âme faible, impuissante, égoïste. Il avait répondu qu’il n’avait jamais cru à ses perfections, que toutefois il se sentait la force de mourir, la puissance d’aimer et le dévouement de supporter d’injustes reproches. Enfin on lui avait annoncé que son règne était passé, qu’un autre règne arrivait, qu’on était appelée par l’époux glorieux. À cela il avait eu envie de répondre que le mariage et la gloire étaient pour lui choses trop formidables et trop inconnues pour qu’il pût rien leur opposer ; mais son esprit ne fut jamais porté aux saillies voltairiennes, et son cœur avait vraiment reçu une de ces blessures qui pour quelque temps ferment les lèvres. Il ne répondit rien. Voilà où il en était.

Et cependant il l’aimait, vous dis-je. Elle dominait toutes ses pensées. Joies, douleurs, espérances, rêveries, tout ce qui passait par son âme était constamment empreint d’elle. Ainsi donc rien d’étonnant si son image se dressait entre lui et cette vie d’oubli sensuel où le poussait en ce moment l’inquiétude bien plus encore que la volupté. Quand, après s’être séparé de Strezza, il se trouva seul chez lui, l’envie lui prit de revenir sur son marché de la soirée, de renoncer à la houri promise, et de quitter sur-le-champ le Bosphore, pour aller tendre de nouveau ses mains aux chaînes dont il avait adoré les meurtrissures. Oui, voilà les résolutions qu’il formait, quand on lui remit une de ces lettres dont l’écriture seule aujourd’hui encore le fait pâlir. Voulez-vous que je vous dise ce que cette lettre renfermait, ou voulez-vous le texte même ? Je le sais par cœur. Vous m’en dispensez. Je n’accepte pas cette dispense. Je réclame votre attention plus que jamais.

D’abord, elle revenait sur sa vie pleine d’isolement et de tristesses. Elle avait perdu sa mère à quinze ans. Dieu ne lui avait la mais accordé d’enfans. Quant à son mari, elle ne daignait même pas en parler. Un homme enfin s’était rencontré qu’elle avait voulu passionnément aimer. Cet homme, elle avait découvert maintenant ce qu’il était, et la découverte n’était pas de nature à flatter l’amour-propre de Claresford. Jamais ce sceptre de roseau que les femmes nous donnent, quand elles nous déclarent leurs souverains, ne fut plus impitoyablement brisé. Il ne lui restait rien à ce roi déchu, pas même la dignité de l’infortune. Elle ne comprenait pas quelle action avait jamais pu exercer sur elle une nature pleine de misères, romanesque sans être idéale, rongée à la fois par des appétits grossiers et par des idées chimériques. Du reste, c’était l’amour tout entier qu’elle frappait dans cet amant flagellé. Avec plus de ferveur peut-être que de modestie, elle déclarait que décidément Dieu seul était digne d’elle. Seulement, suivant les Ils et coutumes de la piété mondaine,