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du thuggisme est aujourd’hui un fait accompli, et sans contredit l’un des plus grands bienfaits que le gouvernement Anglais ait conférés aux populations indigènes.

Le colonel Sleernan, qui a dirigé avec tant d’énergie et de succès la magistrature spéciale instituée contre les étrangleurs de l’Inde, a reproduit le récit d’une scène de thuggisme racontée par un thugh lui-même, et que nous citerons d’après lui, sans en modifier l’allure orientale :


« Un officier mogol de noble contenance et de belle figure, se rendant du Panjab dans le royaume d’Oude, traversa un matin le Gange près de Meerut, pour prendre la route de Bareilly. Il était monté sur un beau cheval turcoman et accompagné de son domestique de table et de son palefrenier. Sur la rive gauche du fleuve, l’officier rencontra un groupe d’hommes de respectable apparence qui suivait la même route que lui. Ces derniers l’accostèrent avec les formes les plus humbles et cherchèrent à entrer en conversation ; mais le Mogol était sur ses gardes contre les thugs, et ordonna aux voyageurs de le laisser continuer seul sa route. Les étrangers s’efforcèrent de dissiper ses soupçons ; ce fut en vain. Les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il intima aux voyageurs, d’une voix tonnante, l’ordre de s’éloigner. Ils obéirent. Le lendemain, le Mogol rejoignit sur la route le même nombre de voyageurs ; mais ces hommes présentaient un aspect différent de ceux de la veille : c’étaient tous des musulmans qui s’approchèrent de lui très cérémonieusement, lui parlèrent des dangers de la route, et lui demandèrent la faveur de se mettre sous sa protection. L’officier ne répondit pas à ces ouvertures, et comme les voyageurs persistaient à s’attacher à ses pas, ses narines s’enflèrent de nouveau, ses yeux lancèrent des éclairs ; il plaça la main sur son sabre, et leur commanda de s’éloigner, s’ils ne voulaient pas voir leurs têtes voler de dessus leurs épaules. C’était un formidable cavalier ; il portait à son dos un arc et un carquois plein de flèches, une paire de pistolets à sa ceinture et un sabre à son côté. Aussi les pauvres gens obéirent en tremblant. Le soir, un autre groupe de voyageurs, logés dans le même caravansérail que le Mogol, lia connaissance avec ses deux domestiques, et au matin, en les rejoignant sur la route, ces voyageurs cherchèrent à entrer en conversation avec le maître ; mais malgré les prières de ses serviteurs, pour la troisième fois les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il commanda impérieusement aux étrangers de demeurer en arrière. Le troisième jour, le Mogol, continuant sa route, était arrivé au milieu d’une plaine déserte ; ses domestiques le suivaient à distance, lorsqu’il se trouva en présence de six pauvres musulmans qui pleuraient sur le corps d’un de leurs compagnons mort au bord du chemin. C’étaient des soldats de Lahore qui revenaient à Lucknow pour revoir leurs femmes et leurs enfans après une longue absence. Leur compagnon, l’espoir et la joie de sa famille, avait succombé aux fatigues du voyage, et ils allaient déposer son corps dans la fosse béante ouverte par leurs mains ; mais, pauvres gens illettrés qu’ils étaient, aucun d’eux n’était capable de lire les prières du Coran, et si l’officier voulait rendre ce dernier hommage à la mémoire du défunt, il ferait là un acte de bienfaisance dont il lui serait