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quand la critique l’eut averti, ce fut tout simplement dédain d’un homme qui se tient pour supérieur à la syntaxe aussi bien qu’au dictionnaire. Il disait le plus sérieusement du monde qu’il n’y avait en France que trois hommes qui connussent leur langue, M. Victor Hugo, M. Théophile Gautier et lui. Au rebours de Voltaire, il estimait d’ailleurs que cette pauvre langue française était trop heureuse, malgré sa pruderie, qu’un homme tel que lui l’assistât dans son indigence. « Qui donc, disait-il, a le droit de faire l’aumône à une langue, si ce n’est l’écrivain ? La nôtre a très bien accepté les mots de mes devanciers ; elle acceptera les miens… » Et il travaillait journellement à l’enrichir par ses livres, en attendant qu’il lui fût permis de la rendre millionnaire par la réforme de son dictionnaire. Mettre la main à cette œuvre législative, conquérir un fauteuil à l’Académie française, ce fut de bonne heure son ardente ambition : il faudrait s’étonner qu’il ne l’eût pas eue ; mais il faudrait peut-être s’étonner davantage qu’elle eût été satisfaite.


VI

Arrêtons-nous : il est temps de conclure, et nous en avons dit assez pour qu’aux yeux des esprits non prévenus, nos conclusions, si sévères qu’elles puissent être, soient pleinement justifiées.

Nous nous sommes posé ces questions : — Quelle place appartient à M. de Balzac dans l’histoire des lettres contemporaines ? — Quelle action a-t-il exercée sur la littérature, sur les idées et les mœurs de son temps ? — Peu de mots suffiront pour répondre.

La place de M. de Balzac dans notre littérature ne sera, à notre avis, ni grande ni élevée. La postérité verra en lui un esprit d’une trempe énergique, mais d’un ordre inférieur, d’une nature vigoureuse, mais grossière, doué de quelques grandes qualités, mais entaché de plus grands défauts. Une imagination forte, le don d’animer ce qu’il touche, l’observation pénétrante, ingénieuse, et cette patience persévérante qui est une partie du génie, voilà ses qualités. Point de goût, point de mesure, une tendance continuelle à l’exagération, un manque habituel de justesse, une absence totale d’idéal et de sens moral, voilà ses plus choquans défauts, défauts qui seraient de nature assurément à stériliser de plus hautes qualités encore, car sans justesse d’esprit la plus puissante imagination s’égare ; sans idéal, la plus riche invention se traîne dans les petitesses de la réalité ; là enfin où manque le sens moral manque par là même la vérité humaine dans ses traits principaux et son caractère le plus élevé. Que ces grandes qualités ne se rencontrent pas toujours réunies à un égal degré, même chez des esprits supérieurs, cela est incontestable. L’une d’elles pourra prédominer, une autre faire plus ou moins